Visions surréalistes : malaise et inquiétude
par Guillaume Le Gall

Les tenants de l’avant-garde photographique des années 1920 ont fait d’Eugène Atget, mort en 1927, le père fondateur de la photographie moderne. Cette opération historiographique fut d’autant plus facile que cette reconnaissance se fit à titre posthume. C’est toute l’ambiguïté de la réception de ce photographe qui, de son vivant, ne s’est jamais associé, ni de près ni de loin, à aucun mouvement artistique. Les travaux de Berenice Abbott ou Walker Evans, qui se sont reconnus dans la démarche d' Atget, ont été réalisés dans la veine documentaire inaugurée par le photographe. Ils ont ainsi contribué à légitimer le déplacement de son œuvre dans le champ de la modernité.
Cet aspect de la réception ressortit à la question du modèle. Car s’il n’est plus à démontrer que les photographies d’Atget ont effectivement servi d’objets de référence à des générations d’artistes, des années 1920 jusqu’à aujourd’hui, il reste toutefois à comprendre comment et pourquoi, dès 1928, quelques critiques se sont appliqués à découvrir en lui un artiste précurseur du surréalisme. Cette idée qui ne va pourtant pas de soi a fait son chemin et, désormais, il est devenu difficile de dissocier cette figure singulière du mythe qui l’accompagne.
Ce mythe paraît se construire autour d’une même difficulté qu’ont les critiques à parler du contenu des photographies d’Atget. Alors que son œuvre est d’abord associée à une photographie dont la qualité essentielle tient à sa valeur documentaire, elle devient rapidement un objet où se cristallise toute une fantasmagorie consacrée par les surréalistes. À la suite des deux expositions rétrospectives de 1928, les articles publiés dans l’année font apparaître des récurrences qu’il s’agit de rassembler. Dans ces textes, tous les commentateurs se sont plu à reconnaître la dimension prophétique d’Atget mais ils n’en retiennent que certains aspects dont l’intérêt majeur semble être, en premier lieu, de recouvrir leurs exigences critiques.
Dans tous les cas, ils affichent la volonté d’établir une filiation entre Atget et le mouvement surréaliste. Pour ce faire, au gré de la construction de leurs discours, les commentateurs occultent une large partie de l’œuvre pour ne conserver que les motifs et les thèmes qui répondent à leurs présupposés surréalistes. Les arbres, les parcs du XVIIe siècle et bien d’autres sujets sont écartés au profit de quelques vitrines, mannequins de cire, prostituées ou intérieurs bourgeois vidés de leurs habitants. Le point de vue que ces articles proposent est donc, faut-il le préciser, conditionné par des exigences qui se devaient d’être contemporaines et modernistes.
 
 

« Le Rousseau de la photographie »

Les deux expositions de 1928, en mai à Paris au Salon de l’Escalier – appelé aussi Premier Salon indépendant de la photographie – puis, en novembre, à Bruxelles à la galerie L’Époque, présentent l'œuvre d' Atget au milieu d’auteurs issus de l’avant-garde photographique : des travaux de Kertész, Berenice Abbott, Germaine Krull, Man Ray sont montrés dans les deux expositions. Les organisateurs affichent alors l’ambition de s’opposer à la « photographie d’art » longtemps défendue par les pictorialistes. Florent Fels, l’un des commissaires de l’exposition parisienne, explique qu’il a fallu « éviter surtout : […] toute une esthétique qui trouve ses fins dans la peinture, mais qui échappe aux lois de la photographie ». Ainsi, associé aux travaux de l’avant-garde artistique, Eugène Atget apparaît comme la caution historique d’une nouvelle vision photographique. En l’espace de sept mois, il devient, selon les mots des deux auteurs cités, le « précurseur de la photographie moderne ». Mais la figure d’Atget va connaître de multiples métamorphoses que les différents articles publiés sur son œuvre établiront à travers le filtre du surréalisme.
Robert Desnos le premier, dans son article « Les spectacles de la rue » publié dans Le Soir du 11 septembre 1928, créé la filiation entre Atget et le surréalisme, et associe la figure du photographe à celle du Douanier Rousseau. Comme le peintre des jungles, Atget représente l’artiste naïf par excellence que Desnos s’efforce de situer dans la modernité. Desnos exprime ici le point de vue d’un primitiviste qui forge de toutes pièces la figure de celui qu’il considère comme primitif. Ce rapport, les cubistes l’avaient déjà eu avec le Douanier. Desnos avait donc engagé l’identification des deux artistes et quatre mois suffiront ensuite pour que, en décembre 1928, Albert Valentin, écrivain proche du mouvement surréaliste belge, inscrive définitivement la figure d’Atget dans une histoire des liens des avant-gardes avec « leurs » primitifs. Ce mot « primitif », Valentin l’emploie dans un article consacré à Atget et dont l’incipit assez long s’efforce d’énumérer les « annonciateurs » et « précurseurs » du surréalisme que sont « Rimbaud, Lautréamont, Gérard de Nerval et le Douanier Rousseau ». Il écrit : « Conscients ou inconscients, ces rebelles ne furent révolutionnaires qu’en fonction d’un ordre antérieur. Or, dans le même temps, ou peu s’en faut, ignoré d’eux et les ignorant, un homme collaborait à la même tâche que la leur. Il s’agit d’Eugène Atget, […] ce primitif, […] ce visionnaire ». La comparaison entre Atget et le Douanier s’ancra si profondément dans l’histoire de la réception du photographe qu'Atget devient bel et bien, sous la plume de George Waldemar « le Rousseau de la photographie ».
 

Malaise et inquiétude

Afin de mieux inscrire l'œuvre d'Atget dans une généalogie surréaliste, les commentateurs relèveront des parentés avec celle de Giorgio De Chirico. Mais comment considérer Atget comme le précurseur de la peinture métaphysique de De Chirico alors que les toiles dont il est question datent des années 1910, et les photographies d’Atget mentionnées de 1925 ou 1927 ?
Un mois après l’article de Desnos, l’écrivain Roger Vailland prête à Atget « un sens très aigu et quasi prophétique de l’art qui allait venir. Les mannequins de cire presque vivants dans une vitrine où se reflète toute la rue, une femme debout sur le pas d’une porte, une cour déserte où vit une statue nous émeuvent autant, photographiées par Atger [sic], qu’une toile de Chirico. » Au-delà des ressemblances iconographiques, c’est « le sentiment de l’inquiétante étrangeté » qui a, semble-t-il, motivé un rapprochement entre les deux œuvres. Rappelons que Freud cite comme cas privilégié de ce sentiment « la situation où l’on doute qu’un être apparemment vivant ait une âme, ou bien à l’inverse, si un objet non vivant n’aurait pas par hasard une âme. C’est l’impression que produisent des personnages de cire, des poupées artificielles et des automates.
Si les surréalistes et leurs épigones se sont servis de l’idée d’inquiétante étrangeté pour commenter les peintures de De Chirico, il est significatif de voir à quel point certains d’entre eux ont repris cette notion pour donner à l’œuvre d’Atget la même dimension surréaliste. C’est le cas de Pierre Mac Orlan qui préface la première monographie d’Atget en 1930. Pour lui, seule la photographie permet de fixer les détails qu’une vue directe ne peut révéler, et est un révélateur incomparable du « fantastique social actuel ». L’auteur reprend l’expression deux mois plus tard dans un article intitulé « La photographie et le fantastique social », illustré d’une image d’Atget, où il affirme que « l’image photographique peut être extraordinairement inquiétante si l’artiste le veut, plus inquiétante que la réalité ».
Les deux textes de Mac Orlan ne sont pas sans présenter des similitudes avec ce qu’écrivait De Chirico dans Sull’Arte metafisica (1919), quand il évoquait déjà la « la mélancolie d’un homme, véritable fantôme ambulant ». Pour le peintre, en effet, « toute chose a deux aspects : un aspect courant qui est celui que nous voyons presque toujours et que voient les hommes en général, l’autre, l’aspect spectral ou métaphysique que ne peuvent voir que de rares individus dans des moments de clairvoyance et d’abstraction métaphysique ». En somme, Mac Orlan confond l’expérience chiriquienne et le sentiment d’inquiétante étrangeté pour préciser ce qui deviendra chez lui un leitmotiv. C’est de l’image photographique elle-même et de ce qu’elle représente que naît ce sentiment. L’aspect fantomatique, mystérieux et inquiétant que donne selon lui la représentation photographique est souvent cité comme caractéristique de l’œuvre d’Atget dans les articles.
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