Le travail de la collection : un photographe archéologue
par Guillaume Le Gall

 

Autoportrait

Les éléments biographiques d’Atget sont succincts, et les documents écrits (correspondances, notes, documents de travail, inventaires après décès, etc.) extrêmement minces. Il existe néanmoins quelques indices sur la vision que le photographe avait de lui-même, de son travail et de ses activités. Ainsi, il est intéressant de remarquer comment sa façon de se présenter varie selon les interlocuteurs. Sur les listes électorales, par exemple, il se déclare annuellement, depuis 1902, artiste dramatique. En 1912, il se déclare sous la profession d’éditeur. L’activité de photographe se double alors d’une volonté de contrôler la mise en pages des albums, ainsi que leur statut de livres d’auteur.
Atget n’a laissé aucun autoportrait, qu’il soit photographique ou écrit. En revanche, dans la tradition des vues d’intérieurs, il a effectué des photographies de son appartement qui nous renseignent dans une certaine mesure sur son mode de vie et ses activités. Nous avons ainsi confirmation du fait qu’il effectuait les tirages de ses épreuves à son domicile où il possédait deux bureaux : l’un pour l’organisation de son travail photographique, l’autre pour l’étude et la rédaction de ses conférences sur le théâtre. En outre, le salon, décoré de gravures, de peintures et de photographies, reflète un niveau de vie propre à la classe moyenne du début du XXe siècle.
L’intention de s’autoreprésenter, si elle existe, transparaît davantage à travers la mise en pages de l’album Intérieurs parisiens, début du XXe siècle, artistiques, pittoresques et bourgeois. Dans ce recueil qu’il vend à la fois au musée Carnavalet et au Cabinet des estampes, il introduit des photographies de son intérieur parmi de nombreuses vues a priori destinées à illustrer des styles. L’album s’ouvre sur trois vues de son appartement, toutes intitulées « Petit intérieur artiste dramatique rue Vavin ». Au-delà de la fausse adresse, et au regard de ce qu’Atget déclarait sur les listes électorales, l’identité déclinée est juste. À la planche 25, il choisit d’inscrire en légende de sa chambre à coucher : « Intérieur d’un ouvrier rue Romainville ». Le photographe introduit cette catégorie sociale en face de celle d’un certain « Mr. M., financier ». Cette juxtaposition un peu caricaturale permet de révéler des différences de styles parmi les intérieurs, et donc de classes. Mais il est difficile d’affirmer qu’il y a là une réelle volonté politique de la part du photographe.
 

Atget collectionneur ?

Mais il est une identité qu’Atget utilise pour la première fois dans cet album, et de manière presque subreptice : celle de collectionneur. En face et à la suite de la série des vues de l’« Intérieur de Mr B. Collectionneur rue Vaugirard », il introduit deux photographies de son salon. Sur les vues du premier appartement, il montre effectivement les attributs de la collection : armoire emplie d’objets rares et exotiques, lithographies aux murs, tentures, étagères où s’alignent les vases précieux. Dans son propre intérieur, si quelques objets apparaissent à côté de lithographies et de photographies exposées, la comparaison révèle plutôt des différences. Dans l’intérieur d’Atget, les rares objets supportent difficilement l’attribution de collection. La question alors se pose de savoir quelle est la nature de cette collection ? La tentation de se représenter comme collectionneur est persistante chez Atget. Dans une lettre qu’il adresse dix années après l’album des Intérieurs à Paul Léon, directeur des Beaux-Arts, le photographe perçoit et expose son œuvre comme une collection qu’il a amassée au fil du temps. La collection – sept occurrences dans la lettre – recouvre ici deux réalités : d’une part les objets réunis par la représentation photographique (façades, portes, fontaines, églises, etc.) ; d’autre part les clichés (c’est-à-dire les négatifs), par nature uniques et irremplaçables. Mais c’est l’idée d’accumulation et de possession qui ici définit davantage la collection. L’expression « je possède tout le vieux Paris » participe bien de la volonté du photographe de posséder la vieille ville dans sa totalité. Nous retrouvons là un trait des antiquaires du XIXe siècle, pour qui la collection par l’accumulation était le moyen le plus sûr d’accéder à la connaissance de l’objet.
 

Atget archéologue ?

En abordant la collection par la représentation photographique, Atget transforme un objet matériel – un monument – en un document figuré qui entre, de fait, dans le champ de la connaissance. En cela, il ne fait que poursuivre la tradition du relevé des monuments mis au point à la fin du XVIIIe siècle par le comte de Caylus. Pour l’archéologue, la représentation des documents originaux compte davantage que leur possession. Appliquant une méthode expérimentale, l’érudit cherche à établir des lois à partir des relevés : « Le dessin fournit les principes, la comparaison donne le moyen de les appliquer. » La représentation permet alors d’établir « les bases d’une typologie descriptive qui est au cœur de l’archéologie moderne ». Sur le modèle de l’archéologie, Atget choisit ses objets de collection, les conserve au moyen de la reproduction et les classe selon une typologie qui lui est propre. L’accumulation recoupe et croise chez lui la typologie que le système des séries révèle. Au-delà de la simple évidence pratique, il constitue – tel un historien archéologue – un corpus organisé, que l’œuvre soit conditionnée ou non par un catalogue.
 

Albums

Dès 1851, quand les progrès de la photographie sur papier autorisent une diffusion des albums tels que ceux édités par l’imprimerie de Blanquart-Évrard, on assiste à une nouvelle approche de la connaissance des monuments grâce aux nouveaux moyens de reproduction. L’album assure à l’original une ubiquité dont il est – par nature – privé. Il revient à Walter Benjamin d’avoir pensé l’incidence de la reproduction mécanisée sur l’œuvre d’art à travers la notion de la perte d’aura : « La reproduction technique peut transporter la reproduction dans des situations où l’original lui-même ne saurait jamais se trouver. Sous forme de photographie, elle permet surtout de rapprocher l’œuvre du récepteur. La cathédrale quitte son emplacement réel pour venir prendre la place dans le studio d’un amateur. » L’album devient alors par métonymie un objet qui entre dans le champ de la collection, et le monument s’étudie à travers la reproduction. Ainsi, on « collectionne » la cathédrale, le heurtoir qui orne une porte du XVIIe siècle ou encore le tableau de maître. Dans son texte « Le collectionneur », Benjamin explique que la reproduction mécanisée transforme l’espace entre l’objet et celui qui le convoite : « La vraie méthode pour se rendre les choses présentes consiste à se les représenter dans notre espace (et non à nous représenter dans le leur). […] la contemplation de grandes choses du passé comme la cathédrale de Chartres, ou le temple de Paestum, quand elle est couronnée de succès : elle consiste à les accueillir dans notre espace. Ce n’est pas nous qui entrons en elles, ce sont elles qui entrent dans notre vie. »
 

Atget historien ?

De nombreux parallèles peuvent également être établis entre l’activité d’Atget et celle d’un historien, tant par les procédures que par les méthodes que le photographe utilise. Comme l’historien, le photographe organise son travail qui repose, pour reprendre la terminologie de Michel de Certeau, sur la différentiation et l’exclusion. En définissant strictement son sujet, en excluant de celui-ci toutes traces de la modernité, le photographe travaille sur les limites spatiales et temporelles – le vieux Paris, par exemple, est une entité qui combine la géographie et le temps.
Comme l’historien, le photographe constitue une collection de documents. Pour former une telle collection, selon Michel de Certeau, il « faut une opération technique ». Longtemps, cette opération s’est réduite à « fabriquer des objets : copier ou imprimer, relier, classer ». Le collectionneur devient alors « un acteur dans la chaîne d’une histoire à faire (ou à refaire) selon de nouvelles pertinences intellectuelles et sociales. Ainsi la collection, en produisant un bouleversement des instruments de travail, redistribue les choses, elle redéfinit des unités de savoir.
Mais ce qui rapproche peut-être le plus le travail d’Atget de celui d’un historien se retrouve dans ce que Michel de Certeau définit comme « le geste de mettre à part ». Car le travail d’Atget, qui constamment distingue les choses selon le type, le temps et l’espace, est aussi un travail sur la transformation des objets en documents. Si la démarche d’Atget comporte de nombreuses similitudes avec celle d’un historien, sa vision de l’histoire demeure très ancrée dans le XIXe siècle. Là encore, il est nécessaire de replacer son travail dans un contexte qui le précède, c’est-à-dire la période qui couvre la seconde moitié du siècle de l’invention de la photographie, quand toute une pratique et tout un vocabulaire s’inventent au rythme des progrès d’une technique. Ainsi, les enjeux de la photographie, notamment autour de la question du document qu’Atget n’a de cesse de démêler, croisent ceux de l’histoire dont les bases scientifiques reposent, en partie, sur la définition du document.
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