Le travail de la collection : l’indexation
par Guillaume Le Gall

« Le musée s’est lancé dans le déchiffrement du code des numéros des négatifs d’Atget pour découvrir une conscience esthétique, et à la place il a trouvé un catalogue. » Cette remarque de Rosalind Krauss soulève simultanément la question de l’interprétation de l’œuvre d’Atget et la question des méthodes en histoire de la photographie. Plus précisément, ses réflexions sur la figure historique d’Atget se développent à partir des notions plus larges d’œuvre et d’auteur afin de déterminer le bien-fondé des entreprises muséographiques autour des photographies.
À trop vouloir « construire » des œuvres et des artistes pour le musée, les historiens de la photographie, selon l’auteur, dénaturent l’objet à étudier : « Partout aujourd’hui on tente de démanteler l’archive photographique, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques, des institutions, et des relations dont relevait au départ la photographie du XIXe siècle, pour la reconstruire dans le cadre des catégories déjà constituées par l’art et son histoire. » Et l’auteur de conclure en remarquant qu’« il n’est pas difficile d’imaginer quels sont les motifs d’une telle opération, mais ce qui est plus difficile à comprendre c’est l’indulgence pour le type d’incohérence que cela produit ».
Si Rosalind Krauss ne dément pas l’apport de l’historienne Maria Morris Hambourg qui a effectivement permis de déchiffrer l’organisation du travail d’Eugène Atget, elle maintient en revanche qu’on ne peut lui attribuer un statut d’artiste sur la seule base de cette investigation. En conséquence, elle avance l’idée que le corpus constitué par le photographe participerait plutôt des exigences d’un catalogue préétabli par les institutions d’archivage. Une fois levé le mystère du système de numérotation et de l’organisation du travail, il ne s’agit pas, toujours pour Rosalind Krauss, d’« organiser la vision d’Atget autour d’un ensemble d’intentions socio-esthétiques ». Selon elle, ce présupposé porte en lui les germes de sa destruction car le travail du photographe serait « le produit d’un catalogue qu’[il] n’a pas inventé et pour lequel le concept d’auteur est sans objet ».
Œuvre ou simple « produit d’un catalogue », la conclusion est ici intéressante en ce sens qu’elle nous éclaire sur la spécificité du travail d’Atget. La question n’est pas tant de savoir si le corpus constitue un œuvre et révèle un auteur, mais de comprendre les enjeux d’un travail qui se situe au croisement de l’histoire comme discipline et de la photographie comme moyen d’enregistrement des traces de l’histoire. Rosalind Krauss le dit elle-même : « Ses sujets sont […] dictés par les catégories établies de la documentation historique et topographique. »
Après l’intuition de Rosalind Krauss et le travail entrepris par Maria Morris Hambourg, il semble aujourd’hui nécessaire et plus pertinent de replacer le travail d’Atget dans le contexte de la formation des énoncés de la photographie en comparaison avec le discours sur l’histoire – du vieux Paris notamment – qui lui est contemporain. Car, de notre point de vue, Atget envisage le corpus de son travail comme autant de documents sur l’histoire de Paris et de ses environs.
Les relations d’Eugène Atget avec un grand nombre d’institutions patrimoniales déterminent largement la constitution de son catalogue. Celui-ci répond en partie à des exigences d’indexation dont les normes sont reconnaissables. La compréhension de son travail ne peut donc se passer d’une étude de ces relations. Quand Atget commence à photographier les vestiges de l’ancienne ville, sa démarche coïncide avec la création, en novembre 1897, de la Commission municipale du vieux Paris. Alertée par les destructions dues aux travaux du métropolitain, la Commission décide de « rechercher les vestiges du vieux Paris, d’en dresser l’inventaire, de constater leur état actuel, de veiller dans la mesure du possible à leur conservation ». Elle cherche donc à lutter contre l’oubli et la disparition en projetant de conserver les monuments au moyen de la représentation photographique et gravée.
La quasi-simultanéité du projet d’Atget avec la création de la Commission municipale du vieux Paris soulève la question des rapports du photographe avec cette institution [qui] a peut-être été un des éléments à l’origine du travail, tout au moins un élément parmi une prise de conscience de plus en plus partagée. En 1902, Atget espère d’ailleurs lui vendre un recueil photographique du vieux Paris [mais] la pétition d’Atget est rejetée.
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