Paris, objet d'histoire : formation d’un discours
par Guillaume Le Gall

Une large partie du travail d’Eugène Atget a pour sujet le vieux Paris. Il répond en cela à une préoccupation qui lui est contemporaine et s’intègre dans une longue histoire des discours et des représentations sur la capitale, à travers laquelle le regard, de la vision panoramique à la vision rapprochée du détail, détermine la construction d’une représentation du paysage urbain parisien.
La perception de la ville comme objet d’histoire autonome s’est lentement élaborée à travers la littérature sur Paris. Certains font remonter cette nouvelle perception de la ville au Tableau de Paris de Louis Sébastien Mercier (1782-1788). Pour d'autres, cette période du discours sur Paris s’ouvre sur l’un des romans les plus marquants du XIXe siècle, Notre-Dame de Paris de Victor Hugo.
 
 

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Commencé en 1830 et publié dès 1831, Notre-Dame de Paris constitue une nouvelle forme de connaissance sur Paris car, pour la première fois, la ville médiévale se conçoit comme une entité. Ainsi, la cité devient l’objet d’une description qu’Hugo ramène constamment à une autre entité, celle de la cathédrale. Par de nombreuses métaphores, l’ensemble de la ville médiévale se retrouve dans la totalité architecturale de Notre-Dame, comme si l’une devenait le modèle de l’autre, et vice versa. Dans ce roman, la description de Paris se construit à travers la mise en scène du regard, c’est-à-dire à travers le spectaculaire. En effet, le spectacle de cette totalité forme la base d’une fiction qui s’articule autour d’un jeu sur des temporalités variées. Peut-être faut-il voir cet ancrage dans le temps présent comme une conséquence des bouleversements de la physionomie de la vieille ville contre lesquels, au même moment, Victor Hugo s’insurge : « On veut démolir Saint-Germain-l’Auxerrois pour un alignement de place ou de rue ; quelque jour on détruira Notre-Dame pour agrandir le parvis ; quelque jour on rasera Paris pour agrandir la plaine des Sablons. Alignement, nivellement, grands mots, grands principes pour lesquels on démolit tous les édifices, au propre et au figuré, ceux de l’ordre intellectuel comme ceux de l’ordre matériel, dans la société comme dans la cité. »
 

Un va-et-vient entre présent et passé

En parallèle au développement de l’archéologie, les écrivains – et Hugo en tête – utilisent des métaphores qui désignent la ville comme un vaste chantier de fouilles. L’histoire s’écrit à partir de la pierre. Les traces du temps et des événements sont à chercher dans le bâti, et l’historien se fait l’archéologue de la ville. Pour écrire l’histoire, Hugo scrute les objets du présent, ce qui l’entoure : « Les personnes qui, comme nous, ne passent jamais sur la place de Grève sans donner un regard de pitié et de sympathie à cette pauvre tourelle étranglée entre deux masures du temps de Louis XV, peuvent reconstruire aisément dans leur pensée l’ensemble d’édifices auquel elle appartenait, et y retrouver entière la vieille place gothique du XVe siècle. » L’auteur procède de la même manière quand il évoque la physionomie de Notre-Dame à travers le temps « telle qu’elle [lui] apparaît encore à présent ». Pour mettre en forme le récit, l’écriture de l’histoire, le narrateur s’appuie sur une description de la ville actuelle, et invite le lecteur à le suivre dans un jeu de va-et-vient entre le présent et le passé. Dans les deux exemples cités ci-dessus, le mouvement se fait toujours de l’actuel vers l’ancien ; la ville contemporaine s’avère donc le support d’une projection dans le passé. Ce dispositif s’élabore et prend forme dans le chapitre « Paris à vol d’oiseau », quand le monument de Notre-Dame devient un promontoire et le lieu à partir duquel Paris se dévoile et permet au regard de parcourir l’histoire de la ville. Le spectacle prend ici toute son ampleur et convoque immanquablement l’image du panorama, lieu où l’histoire se lit à partir des représentations peintes.
 

Un va-et-vient entre point de vue général et particulier

À travers ce dispositif de mise en scène, Victor Hugo élabore et construit une description de la ville fondée sur un va-et-vient constant entre le général – le point de vue panoramique – et le particulier – les maisons anonymes et les édifices connus. Tout au long de ce récit, la forme bâtie dessine une physionomie singulière et prend une importance croissante. C’est bien la mise en scène d’un regard rétrospectif s’arrêtant sur l’architecture qui façonne le récit. La multitude de détails que Victor Hugo accumule dans son texte participe d’une volonté d’embrasser la ville dans sa totalité et son intégrité alors menacée. Toute trace de l’histoire, aussi minime soit-elle, revêt dorénavant l’importance des objets historiques qu’il s’agit de signaler et de consigner.
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