Paris, objet d'histoire : formation d’un discours
par Guillaume Le Gall

 

Le grand livre

L’histoire peut aussi s’écrire par le fragment, le détail ou la relique, c’est-à-dire en mettant en récit un élément qui a valeur de document. Surtout, le détail peut évoquer des pans entiers de la ville et de son histoire. Ainsi, l’histoire se lit sur les murs. Dès les années 1820, les écrivains, historiens et commentateurs de Paris utilisent la métaphore de la ville lisible et déchiffrable comme un grand livre ouvert. Ce regard posé sur la pierre s’accompagne et s’alimente de la création d’une autre figure littéraire : le flâneur. Parce qu’il est en dehors du flux de la vie et de ses contraintes, le flâneur, piéton aristocrate, perçoit mieux que quiconque la ville et son histoire. Celui pour qui le temps ne compte pas, pour qui marcher dans la ville est un art, s’avère être la figure de référence pour désigner l’historien de Paris.
 

La ville à livre ouvert

La première occurrence de la ville comme livre apparaît, selon Karlheinz Stierle, dans les Schilderungen aus Paris (Tableaux de Paris) de Ludwig Börne (1822-1824). On trouve dans le septième chapitre intitulé « La place de la Grève » (« Der Grève-Platz ») un passage qui contient en germe la figure du flâneur qui, littéralement, lit la ville : « Paris peut être qualifié de livre ouvert, se promener dans ses rues signifie lire. Je feuillette quelques heures tous les matins ce livre instructif et délectable, si abondamment doté de reproductions fidèles à la nature. » La ville devient précisément un « livre ouvert » et chacune de ses pages regorge de trésors. C’est en 1826, dans un livre de Jean-Baptiste Auguste d’Aldeguier, que le flâneur apparaît pour la première fois dans la littérature. L’auteur définit les flâneurs comme des citadins qui « sortent pour tout voir, tout examiner ». Le regard se fait ici primordial. Tout dans la ville devient prétexte à la lecture. Les signes de la ville apparaissent comme autant d’énigmes à déchiffrer. Dans un ouvrage collectif intitulé Le Livre des Cent-et-Un, en 1831, la métaphore de la ville-texte se fait plus précise : « Rien n’échappe à son regard investigateur : […] tout l’intéresse, tout est pour lui un texte d’observation. »
 
 

Sous le regard du flâneur

Sous le regard du flâneur, la ville-texte peut devenir un monde en soi. Dans Les Français peints par eux-mêmes, le narrateur fait de Paris un « grand livre du monde toujours ouvert. » Victor Fournel, lui, ira jusqu’à faire du flâneur « un daguerréotype mobile et passionné » qui, avide de découvrir le monde de la ville, par un simple regard, garde en lui les moindres traces des objets qui l’entourent.Tout comme la figure du chiffonnier qui cherche le rebut qu’il transformera en or, le flâneur se préoccupe de trouver de nouveaux objets qu’il étudiera « d’après nature ».
Pour déchiffrer un passé dont les traces sont inscrites sur les vestiges de la vieille ville, l’historien se fait à son tour flâneur. Dans la stricte contemporanéité de Guizot qui déclarait que « l’histoire des arts n’est point dans les livres ; elle est écrite dans les monuments eux-mêmes », A. de Beauchesne constate en 1835 que « c’est sur les monuments que sont écrits, en caractères ineffaçables, les grands souvenirs et les histoires du passé ». Reprenant la distinction entre le flâneur et le badaud, Léo Lespès et Charles Bertrand soulignent comment les Parisiens, s’ils ne sont pas maîtres de leur regard, « passent et repassent devant ces grandes pages d’histoire sans les lire ». Car, à la différence du flâneur, le badaud est celui qui ne sait pas voir, celui dont l’œil n’est pas contrôlé.
Le rapprochement de l’historien avec le flâneur se produit aussi à travers la figure emblématique du chiffonnier. Le chiffonnier qui marche, cherche, trouve, classe et trie n’est pas sans rappeler la description qu’en avait faite Baudelaire, rapprochant cette figure de celle du poète : « Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. »
 

Déambulation

Dans de nombreuses évocations du Paris historique, le narrateur invite le lecteur à le suivre dans une déambulation qui emprunte à la figure du flâneur certaines de ses caractéristiques. Il projette son lecteur dans le dédale des vieilles rues et lui suggère de lire, depuis son salon, la ville comme un texte. Tout comme le flâneur qui contemple avidement et déchiffre les nombreux signes de la ville, le néophyte est convié à faire une expérience similaire. Ainsi, de nombreuses publications ont recours à la fiction. Théâtrale dans la plupart des cas, elle prend pour décor le vieux Paris et pour scène la rue. Sur le modèle de l’incontournable Notre-Dame de Paris, les auteurs évoquent les reliques du vieux Paris au sein de la ville contemporaine, juxtaposant ainsi des temporalités différentes. Afin de mieux faire ressentir que la pièce se joue dans une proximité immédiate, les auteurs insistent sur la visibilité de l’histoire que seuls les flâneurs perçoivent. Souvent, les écrivains interpellent le lecteur-spectateur sur tel ou tel vestige qu’il s’agit de mettre en scène pour mieux le voir, pour faire revivre l’histoire. La tourelle de la place de Grève, par exemple, représente l’un de ces édifices qui, dans l’espace de la ville, se manifeste comme un signe sur la scène théâtrale de l’ancien temps. A. de Beauchesne lui confère une dimension emblématique, car elle « apparaît comme un débris de cette scène sur laquelle presque toute l’histoire de Paris a été jouée ». Il invite alors le lecteur à emprunter les habits d’un flâneur qui ferait de cette tourelle une « loge élégante d’un théâtre qui n’est plus et que le temps a couché sous terre avec ses drames et ses acteurs ».
 

La théâtralisation de l'histoire

Dans l’introduction de Paris historique, Charles Nodier fait du vieux Paris ce même théâtre, et du livre qu’il préface un outil pour voir ce spectacle se dérouler à peu de frais. Encore une fois, c’est le modèle du flâneur qui est convoqué pour servir la mise en scène de l’histoire : « On ne prend pas de billets à la porte, on ne se presse pas sous les vestibules, la toile est toujours levée. La scène, c’est cette ville immense avec sa cohue et ses bruits ; la décoration, ce sont les églises, les palais, les magasins auxquels la gloire, le malheur ou le crime attachent des souvenirs ineffaçables ; les acteurs ce sont les personnages les plus illustres de la nation […]. » Jules Cousin, à son tour, prévient que son Paris à travers les âges « n’est pas une histoire de Paris proprement dite, c’est la mise en scène, avec décor et accessoire, des points les plus intéressants de cette histoire ». Dans ses Études sur le Paris d’autrefois, Arthur Christian fait des hôtels particuliers le décor de « l’histoire même du développement progressif de la ville ».
haut de page