Mesure et démesure : des objets sans histoires
par Guillaume Le Gall


Soucieux d’élargir ces critères au sein de la catégorie du vieux Paris, le photographe prête à des objets apparemment dénués de toute valeur historique un nouveau statut. C’est le cas, par exemple, de ces ruelles étroites et sombres, de ces cours sans intérêt artistique, de ces vieilles masures, de ces coins de Paris sans grand monument et de ces devantures de boutiques agencées selon le goût individuel de leur propriétaire ; mais aussi des voitures à traction animale et des intérieurs parisiens. Leur statut d’objet historique ressortit alors soit à leur imminente disparition, soit à leur « valeur d’ancienneté ».
 

Le vernaculaire

La « valeur d’ancienneté » autant que la « valeur historique » semblent avoir guidé Atget dans son travail, au point que celles-ci, dans le mode de représentation, finissent par se confondre. Quand Atget photographie un immeuble au Coin des rues de Seine et de l’Échaudée (1905), dont la « valeur historique » n’est pas établie à l’époque, il appréhende cette architecture comme un monument. En revanche, la position de l’édifice dans le tissu urbain et son aspect « non moderne » lui confèrent une valeur d’ancienneté. D’autres vues d’Atget ne sélectionnent des édifices que pour leur seule valeur d’ancienneté. C’est le cas par exemple des vieilles maisons qui n’appartiennent qu’à une histoire de l’architecture populaire – quasi inexistante par ailleurs à cette époque. Bien que ces architectures évoquent un Paris villageois condamné à disparaître, il semble que le photographe se soit intéressé plus particulièrement à leur spécificité. Il retrouve dans les environs de Paris de semblables objets. Sa série croise ainsi les mêmes problématiques que sa série sur le vieux Paris.
À ce titre, dans l’une et l’autre série, Atget s’emploie à photographier de nombreuses cours qui, au-delà de leur évocation pittoresque, proposent de véritables études sur l’architecture vernaculaire. Il applique les mêmes principes qu’il utilise pour les édifices empreints d’une « valeur historique » : des prises de vue frontales, claires, sans effets. La Cour, 178 avenue de Choisy montre la façade arrière d’une architecture du vieux Paris.
La systématisation de la procédure de prise de vue assure à la série une fonction de catalogue qui, encore une fois, doit permettre l’étude et l’établissement de typologies. De même, sur Vieille Cour, 22 rue Saint-Sauveur (1914), les formes acquièrent des qualités graphiques incontestables. L’accumulation de ces vues finit par constituer un répertoire qui n’a pas d’équivalent dans les traités de styles. Ainsi rassemblées, les cours offrent une typologie qui souligne les différences ou les récurrences dans l’architecture vernaculaire.
Ce type de représentation se distingue alors radicalement de beaucoup d’analyses politiques et sociales. Atget trouve, en effet, une harmonie parmi « cet amas » et « ce fouillis ». Cet ordre, il le découvre aussi dans l’agencement et la décoration des vieilles boutiques. Celles qui sont condamnées à disparaître ont une valeur historique immédiate à ses yeux, mais d’autres, en activité, entrent tout aussi bien dans son inventaire. La Boutique, 93 rue Broca (1912) est à ce titre emblématique.
Au sein de son projet de catalogage des formes vernaculaires du vieux Paris, Atget constitue donc un album intitulé Enseignes et vieilles boutiques (1912). Directement issu de la série L’Art dans le vieux Paris, cet album est une succession de devantures et d’enseignes. Dans l’album, deux types de représentation correspondent à la distinction inscrite dans le titre : les enseignes d’un côté, et les boutiques de l’autre. Soit la vue est large et intègre la boutique dans son environnement urbain, soit elle est frontale et s’attache davantage à reproduire le détail des enseignes. Dans ces dernières, Atget photographie souvent les propriétaires du commerce, de manière à souligner le lien entre l’individualité et l’originalité de chaque décoration. En diversifiant les types et les points de vue, Atget montre comment la signalétique de ces vieilles boutiques est constitutive de la forme des commerces eux-mêmes. Plus encore, l’aspect du vieux Paris dépend étroitement de ces signes envahissant l’espace public.

De la valeur d’usage à la valeur historique

En 1910, Atget entreprend une documentation sur les moyens de transport parisiens. Son intérêt se porte alors presque exclusivement sur les voitures à traction animale. Il rassemble ses vues dans un album intitulé La Voiture à Paris. Le sujet est traité sous la forme d’une typologie des moyens de transport parisiens anciens et chaque voiture est précisément qualifiée : « cabriolet », « calèche », « omnibus », « petit omnibus », « omnibus pour voyageur », « voiture ». Les soixante planches se concentrent sur l’objet et ne tiennent compte, à quelques exceptions près, ni des cochers ni des chevaux, évacuant ainsi tout élément extérieur et anecdotique. Seul, sur ces photographies, compte l’objet d’étude. Les traits et les lignes caractéristiques de chaque voiture sont, dans cette mesure, parfaitement restitués. Sur d’autres épreuves, par contre, ce sont les chargements qui déterminent la physionomie des voitures. Camion ou Voiture de laitier présentent en effet des amas de paniers ou de bidons de lait qui façonnent des formes originales.
Ce travail intervient à un moment particulier puisque la traction animale est alors menacée par le métropolitain (70 kilomètres de ligne en 1910), le tramway électrique et l’apparition progressive de l’automobile. Parmi tous ces moyens de transport qui se côtoient alors dans les rues de Paris, Atget choisit de s’arrêter sur les seuls vestiges du passé. Avec cet album sur les voitures, il s’intéresse de nouveau à un objet condamné à disparaître et renvoyant aux modes de vie de l’ancienne ville. Sur les deux dernières planches de l’album, il donne des indications temporelles qui viennent appuyer sa démarche : Le fiacre avant les pneus et La voiture de poste en 1905. Disparue. L’album des voitures offre un catalogue de documents qui témoignent de la mutation d’une valeur d’usage vers une valeur historique.
 
Commencé la même année que le précédent, l’album des Intérieurs parisiens regroupe un ensemble de vues présentant la décoration intérieure d’appartements du début du XXe siècle, « artistiques, pittoresques et bourgeois ». La juxtaposition de vues provenant de différents intérieurs permet l’étude comparative des styles. Mais, à la différence de nombreux traités de style, Atget introduit une rupture : des intérieurs d’ouvriers ou de petits employés viennent souligner des oppositions fortes avec les intérieurs de comédiennes, de financiers ou de collectionneurs. Les différences dans le style sont bien évidemment proportionnelles à l’écart des statuts sociaux. Cependant, l’album révèle aussi une homogénéisation du style en exposant des récurrences entre l’Intérieur d’un employé aux magasins du Louvre Rue Saint-Jacques et l’Intérieur de Mme C. Modiste Place Saint-André-des-Arts. En outre, d’autres vues dépassent la simple étude de style et ressortissent davantage à une documentation sur le mode d’habitation au début du XXe siècle. Certaines planches – dont quelques-unes de l’intérieur du photographe – se concentrent sur les usages de l’espace. De même, quand le photographe s’intéresse à des pièces d’habitation où l’usage se manifeste plus que l’apparat, l’information diffère.

En dehors de l’album des Intérieurs, le photographe cherche à enregistrer d’autres modes d’habitat. L’album des Zoniers va en effet constituer le pendant original des Intérieurs parisiens, artistiques, pittoresques et bourgeois.
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