Mesure et démesure : paysages
par Guillaume Le Gall

L’ensemble du catalogue d’Eugène Atget sur le vieux Paris restitue une image de la ville par la partie. Le détail, la vision frontale et rapprochée, l’exclusion par le cadre, sont en effet autant de principes qui régissent l’œuvre du photographe.  De la même façon que, pour le vieux Paris, Atget donne une représentation de la ville par le général (les rues, les bâtiments) et le détail (les portes, les heurtoirs, l’ornementation), à Versailles, Sceaux ou Saint-Cloud, il procède à une décomposition qui va de la vue en perspective des jardins à des plans serrés sur les vases (Versailles, Saint-Cloud) ou les racines (Saint-Cloud). Il semble que ses modèles de représentation soient plus proches d’un romantisme tardif que des courants dominants de son époque.
 
 

Paysages urbains

Le paysage urbain se définit surtout en opposition au paysage globalisant de la ville. Atget semble fonder un système qui introduit une correspondance entre le mode de représentation et le sujet. Quand le sujet appartient à l’histoire du vieux Paris, Atget emploie une forme archaïque de représentation, alors que pour des sujets extérieurs à ce catalogue, il procède à une invention. Tout dans la ville, y compris la foule et les individus, devient une partie du paysage.
Certains historiens ont souligné la consubstantialité de la photographie à la ville – Paris en particulier. Il n’en reste pas moins que cette technique, à ses débuts, reste tributaire d’une tradition véhiculée par l’estampe. Suivant l’évolution perceptible dans le champ littéraire, la représentation photographique du paysage parisien s’enrichit, au fur et à mesure, d’une vision plus fragmentaire – et surtout moins globalisante que les panoramas –, qu’accompagne l’expérience de la proximité aux détails et aux accidents de la ville. Mais il est une autre forme propre à la photographie qui élargit ce nouveau genre : il s’agit de la représentation topographique de la ville. Ces vues, dont on peut faire remonter l’origine au début de la photographie sur papier, offrent un moyen de lire le tissu urbain et la formation de la ville. En définitive, ces épreuves mettent en évidence une articulation entre l’horizontalité – la vision du bâti – et la verticalité – la vision dissimulée du plan.

Si les surréalistes et à leur suite Walter Benjamin se sont intéressés aux images d’Atget, cela est dû, sans aucun doute, à la capacité de ses images à concentrer les signes d’un Paris archaïque. Certains lieux, comme les passages couverts, certaines rues désertes et hantées par des prostituées renvoyant à un autre âge, pouvaient effectivement constituer des motifs de prédilection pour l’entourage de Breton puis, plus tard, pour l’auteur du Livre des passages.
À partir des années 1920, Atget entame une nouvelle série sur les vitrines des grands magasins. Singulières et tardives dans son œuvre, elles montrent un aspect de la ville moderne a priori exclu de son catalogue. Le grand magasin, « ce poème de l’activité moderne » selon Zola, pénètre dans l’œuvre du photographe par des moyens détournés et sert de support à une autre représentation de la ville. Les épreuves Magasin, avenue des Gobelins en 1925 montrent des mannequins disposés dans un espace parodiant la scène d’un petit théâtre. Sur le verre des vitrines, la rue et la végétation se reflètent et se superposent à l’image des objets de consommation. Le photographe obtient ainsi une image de la rue encadrée par les bords de la vitrine. Depuis la rue, la vitrine offre en effet le point de vue d’un « cube scénographique » qui reproduit l’espace pictural organisé selon les lois de la perspective. Ainsi, les éléments de la rue reflétés sur la vitrine laissent une image assimilable à un tableau. Si formellement le jeu des reflets est intéressant et offre au regard des compositions originales, il exclut, par principe, les vitrines de la catégorie des documents construits selon des critères objectifs. En cela, ces compositions superposées, ces miroitements qui fragmentent la vision, sont des images de la ville qui relèvent du paysage urbain.

Du romantisme chez Atget

Dans le grand catalogue d’Atget, l’album des fortifications permet au photographe de livrer une représentation complexe du paysage. Les fortifications désignent à la fois un ouvrage d’architecture militaire et un lieu aux marges de la ville, où les Parisiens ont pris l’habitude de se promener. Dans « La banlieue » (1881), Émile Zola décrit ce lieu de « promenade aux fortifications [comme] la promenade classique du peuple ouvrier et des petits bourgeois » qui, pendant l’été, cherchent hors de la fournaise des rues de Paris un coin de verdure. Dans son album, Atget rend compte de l’aspect du lieu décrit par Zola en représentant des espaces vides marqués par les traces des promeneurs. Ce vide, le photographe l’accentue en utilisant la géométrie des remparts. Sans réellement s’intéresser à l’architecture militaire, du moins dans le détail, il préfère livrer une vision spectaculaire d’un lieu géographique condamné.
Au-delà de ces paysages de banlieue, les détails de la nature en friche constituent peut-être les vues les plus originales de la série. Des plans rapprochés de broussailles ou d’arbres posent la question des modalités de la représentation d’un tel lieu. En quoi ces détails de terrains vagues sont-ils liés aux fortifications et à ses motifs ? Il semble que ces fourrés, ces troncs et ces racines renvoient au sentiment de la nature que les Parisiens viennent chercher à l’orée de la ville. À partir de la monarchie de Juillet, et surtout dès le second Empire, ce sentiment se développe en parallèle avec le goût des promenades forestières. Fontainebleau, en particulier, deviendra l’espace des peintres puis des Parisiens en quête de paysages sylvestres. Dans une certaine mesure, les fortifications présentent les caractéristiques d’une parodie de Fontainebleau, le versant populaire des grandes futaies magnifiées par les peintres de Barbizon.
À ce titre, il est intéressant de comparer une épreuve de tronc d’arbre photographié par Eugène Cuvelier à Fontainebleau avec les arbres des fortifications enregistrés par Atget. Ce modèle issu des primitifs de la photographie, Atget va le développer dans une série emblématique, la suite des arbres du parc de Saint-Cloud.

L’originalité des plans serrés sur les troncs et les racines des arbres de Saint-Cloud, au-delà de leur beauté formelle, pose la question de la représentation photographique des arbres de la fin du XIXe siècle au début du XXe. À travers cette série, Atget reste tout à fait éloigné des préceptes esthétiques de l’art photographique de son époque. Outre des productions isolées comme la sienne, la représentation du paysage naturel, et de l’arbre en particulier, est dominée par l’esthétique pictorialiste. Tentés par l’équivalence entre les arts du dessin et la photographie, les tenants de cette manière s’efforcent de s’imprégner des lois picturales. Ainsi, toute épreuve jugée réussie doit obéir à des règles qui, dans le cas du motif de l’arbre, peuvent s’avérer d’une extrême rigueur. L’artiste photographe doit notamment se montrer mesuré dans le traitement du motif principal. Suivant l’idéal des peintres de paysage, Karl Robert disserte, dans son traité, sur la maîtrise dont doit faire preuve l’artiste attiré par la représentation de l’arbre. Pour lui, toute exubérance de la forme – souvent obtenue par les premiers plans – nuit à l’harmonie générale d’une épreuve. L’exagération et l’outrance formelle que l’on retrouve dans les détails d’Atget sont à bannir soigneusement. Le plus souvent, les manuels de « photographie artistique » conseillent en effet d’« éviter les formes exceptionnelles et bizarres ». Dans cette mesure, Atget se situe en dehors de ces problématiques esthétiques.
Alors que les pictorialistes se réclament des peintres de Barbizon, il est juste de remarquer à quel point les représentations de troncs d’arbres d’Atget se rapprochent à la fois du modèle produit par les primitifs de la photographie et des conventions dictées dans des études destinées aux peintres de la première moitié du XIXe siècle. Les Cours complets de paysage de Boisseau ou les Études de Wallaert constituent d’excellents exemples de ces conventions. À Saint-Cloud, Atget se fait donc l’interprète d’un mode ancien de représentation et interroge différentes formes reconnues de l’histoire de l’art. Imitant au XXe siècle un point de vue propre aux artistes de la première moitié du XIXe, le photographe associe des temporalités hétérogènes au sein de ses compositions. Car, de même que les motifs des arbres pris en gros plan appartiennent à des canons anciens, les longues formes enchevêtrées des racines sont incontestablement liées à l’âge avancé de ces végétaux. Ainsi, ces photographies renvoient d’un côté à des conventions picturales révolues et, de l’autre, à la métaphore du temps qui s’inscrit sur les éléments. En isolant chaque élément végétal, le photographe individualise les arbres et donne ainsi, par l’emploi du détail, une nouvelle représentation du paysage.

Dans les jardins de Versailles, Atget s’applique à cataloguer l’ensemble des sculptures du parc ainsi que les vases qui ponctuent les grandes perspectives. En cela, son travail se rapproche de celui entrepris dans les parcs parisiens, notamment aux Tuileries et au Luxembourg, et plus généralement de sa série sur l’Art dans le vieux Paris. Mais à Versailles, le photographe témoigne aussi de la grandeur qu’offrent les points de vue orchestrés par Le Nôtre. Il s’appuie pour cela sur les tracés des parterres et compose des images en opposant les pleins obtenus par la végétation au vide des grandes perspectives propres à ces lieux du pouvoir royal. Cette approche des parcs du XVIIe siècle trouve à Saint-Cloud toute son ampleur. Là, le photographe joue habilement avec la distribution géométrique de la végétation ordonnée par des éléments architecturaux. Quand il photographie des grandes étendues d’eau, Atget tire parti des reflets obtenus par le miroitement et traduit ainsi le classicisme de ces grands parcs. D’autres vues montrent des escaliers aux empierrements façonnés par le temps. En 1925, soit deux ans avant sa mort, le photographe parcourt le parc de Sceaux laissé à l’abandon. Il en donne une représentation empreinte de romantisme. La végétation folle qui court sur des statues rongées par le temps et les intempéries contribue à laisser sur ces images une forte impression de mélancolie et nous renvoient à ces représentations romantiques des ruines perdues dans une nature qui aurait repris ses droits. En outre, les points de vue adoptés par Atget rappellent ceux utilisés à Versailles et à Saint-Cloud. Dans le parc de Sceaux, malgré le fouillis des arbres et des herbes folles, les tracés des longues perspectives sont persistants. Sur les images, leur présence cachée évoque un ordre révolu et corrobore la certitude qu’Atget travaille bien avec l’histoire.

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