Mesure et démesure : l'envers du décor
par Guillaume Le Gall


En se concentrant sur la « zone », cette ère géographique comprise entre les fortifications et la banlieue, Atget fait le portrait d’une population inscrite dans un environnement marginal et spécifique. Plus encore, il photographie un lieu de tension, entre ville et campagne, où une partie de l’histoire de la formation de Paris s’est écrite. L’histoire de la zone non ædificandi est consubstantielle à celle des fortifications qui la délimitent. Pressentie dès la création d’un Comité des fortifications en 1830, la construction de l’enceinte de Paris avait suscité de nombreux débats. Le projet de Thiers a été voté à la Chambre des pairs, et la loi promulguée le 3 avril 1841. À l’extérieur du mur, la zone de servitudes militaires unique de 250 mètres a été créée selon la loi du 10 juillet 1791. Théoriquement, aucune construction ne doit s’édifier sur cette bande de terre vierge. Mais, après la guerre de 1870 et la Commune, devant l’inutilité du dispositif des fortifications avec l’évolution des techniques de bataille, l’occupation de la zone s’est intensifiée. Des baraquements, des roulottes ou de petites villas sont apparus. Des ouvriers, des petits métiers – souvent des chiffonniers – habitent ces cités. Parmi eux, des mendiants, des marginaux inquiètent.
L’album Zoniers, qui renvoie aux habitants de la zone, est confectionné en 1913 à partir de photographies prises en 1900 et surtout entre 1910 et 1913. Encore une fois, le sujet de l’album est défini par une actualité et une nécessité historique. Dans un premier temps, l’album se divise par le lieu de la prise de vue (la porte d’Ivry, de Montreuil, etc.). Puis, à l’intérieur de cette division, Atget choisit de concentrer son étude sur l’architecture, la représentation de la figure humaine, les intérieurs et la physionomie particulière d’un tel lieu. De la même manière qu’il s’intéresse aux voitures pour son album consacré aux moyens de transport parisiens, il photographie les roulottes des zoniers.

À côté des habitations itinérantes, le photographe reproduit des petits pavillons. Tous, à partir d’une forme simple, affichent des caractéristiques qui les distinguent et font d’eux des constructions uniques. Ainsi, les pavillons de la Porte de Montreuil présentent des ornements ou des extensions qui les désignent comme des architectures organiques. Dans d’autres cas, Atget fait le portrait des habitants devant leur pavillon, afin de souligner le lien indissociable entre les deux. Les caractéristiques d’une telle architecture ne peuvent, en effet, s’interpréter qu’au travers de chaque individualité. Contrairement à l’album des Intérieurs parisiens, les habitants de la zone figurent sur les photographies. Sur d’autres épreuves, il réalise des portraits de chiffonniers, posant avec leur instrument de travail, la charrette. Ce dispositif de représentation est récurrent dans l’album puisqu’il revient à trois reprises.
Au-delà des portraits de chiffonniers ou autres zoniers, quelques épreuves ont pour seul sujet le cadre de vie de ces habitants. Ainsi, des objets disparates, fruits de la récolte d’un chiffonnier, jonchent le sol et composent une nature morte qui ne trouve sa légitimité et son sens que parmi les autres images de l’album.
À la suite de l’album Zoniers, Atget poursuit son travail sur les populations marginales en photographiant des prostituées « faisant le quart ». La prostitution à Paris et ses environs, à Versailles notamment, apparaît comme sujet chez le photographe sous deux aspects différents. Dans les années 1910, il photographie la façade d’une maison close (Entrée d’une maison close, 106 avenue de Suffren) qu’il inclut dans son album Métiers, boutiques et étalages de Paris. Au même titre qu’un débit de boissons ou un opticien se reconnaissent à leurs enseignes, sur la façade de la maison close le numéro de la rue, agrandi et stylisé, permet d’identifier l’activité du commerce. En cela, Atget ne fait que poursuivre le programme qu’il s’est fixé, à savoir « posséder tout le vieux Paris ». Puis, en 1921, opérant un retour à la représentation de la figure humaine, Atget portraiture quelques prostituées. Davantage que dans la série des petits métiers, le photographe insiste sur le caractère individuel des personnages. Dans certains cas (La Villette, rue Asselin, fille publique faisant le quart devant sa porte, 19e, 7 mars 1921), optant pour un point de vue en contre-plongée, il réitère la composition qu’il avait déjà appliquée aux petits métiers (Marchand d’abat-jour, 1899-1900). Ce choix a pour effet de confondre le personnage avec la minéralité de son environnement immédiat, le tissu urbain dont les stigmates apparaissent crûment. Construites de la sorte, ces images ont frappé les photographes de l’avant-garde, Man Ray ou Berenice Abbott.
haut de page