Planète-œil

 

Les formes de la nuit vont et viennent dans l’ombre
Et nous, pâles, nous contemplons…
Nous regardons trembler l’ombre indéterminée.

Les Contemplations

La nuit est l’état propre et normal de la création spéciale dont nous faisons partie. Le jour, bref dans la durée comme dans l’espace, n’est qu’une proximité d’étoiles.

Les Travailleurs de la mer
   

 

Entre ombre et lumière, l'empreinte du fantastique


Pour Hugo, le monde, reflet "compliqué de l’ombre", penche plutôt du côté des ténèbres, non pas des ténèbres opaques mais de celles où surgissent les ombres, où les contours se dessinent, apparaît la lumière et s'amorce la vie.

Les combats du jour et de la nuit, emblématiques de la lutte antithétique des éléments naturels, peuvent tout aussi bien être ceux de la terre et du ciel, du vent et de la mer. La mer est blanche tandis que la neige est noire, le soleil peut être noir tandis que s’illumine la nuit. D’où vient la lumière et quelle est cette lumière ? Est-ce celle des étoiles, du soleil, de la lune, ou de la lutte acharnée du navire contre la tempête ? Il pourrait tout aussi bien s’agir de la lutte de l’homme contre la mort ou contre l’ignorance, car c’est dans le "clair-obscur terrible" de soi-même qu’il faut se pencher pour appréhender le monde : "C’est au dedans de soi qu’il faut regarder le dehors."
    



On voyait dans les cieux, avec leurs larges ombres,
Monter comme des caps ces édifices sombres,
Immense entassement de ténèbres voilé !
Le ciel à l’horizon scintillait étoilé,
Et sous les mille arceaux du vaste promontoire,
Brillait comme à travers une dentelle noire.

Les Orientales, "Le Feu du ciel"

   


Ce sont ces jeux d'ombres et de lumière qui donnent aux burgs et châteaux leur puissance visuelle qui a si fortement impressionné le poète lors de ses voyages : c’est un univers fantastique de légende qui s’ouvre à lui. Le clair-obscur donne une dimension étrange, dans le projet de frontispice pour Les Orientales, à l'escalier qui semble monter vers un ciel béant, chargé de nuées orageuses. Un paysage improbable se dessine derrière les ruines, rehaussé de touches de couleurs bleues qui pourraient évoquer la mer. L’obscurité domine et on ne sait d’où vient la lumière. Tous les éléments mêlés invitent ici à la rêverie et se détachant distinctement, comme des blocs de marbre, les fameuses initiales du poète semblent rappeler que l’on pénètre dans son univers imaginaire.
Le projet de frontispice a été réalisé fin 1855 - début 1856, c’est-à-dire plus de vingt ans après la publication des poèmes. Mais on retrouve dans cette œuvre une totale harmonie avec le recueil poétique.
   



J’ai fini, grâce au calme en qui je me recueille,
À force de parler doucement à la feuille,
À la goutte de pluie, à la plume, au rayon,
Par descendre à ce point dans la création,
Cet abîme où frissonne un tremblement farouche,
Que je ne fais même plus envoler une mouche…

Les Contemplations

   


La création faite de ténèbres et d’angoisse est un aussi un "abîme où les soleils sont les égaux des mouches". Face à la nature et aux éléments, Hugo connaît "les grands vertiges" ; il se fait tout petit pour se fondre dans l’intimité de l’infime. Sous l’effet de la rêverie, un champignon peut devenir géant et les planètes, des globes à portée de main. Passant du plus petit au plus grand, la plume échappe aux mesures et tente de saisir l’infini tout entier. Une tache accidentelle se métamorphose en un "soleil d’encre"...

 

 

Vérité du grotesque

 

Le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires.

Préface de Cromwell

   


L’univers graphique de Hugo est peuplé de figures grimaçantes et grotesques, croquées çà et là dans ses carnets. Caricatures de personnages fictifs ou réels, entrevus et transformés par le regard du poète pour qui "si le beau n’a qu’un type, le laid en a mille".

La physionomie n’a de réalité que dans le mouvement ; la caricature, qui saisit la partie pour le tout, rejoint la métonymie verbale. Un regard, un sourire, une expression valent mieux qu’un long discours. Mais le seul aspect physique ne peut révéler l’âme humaine qui ne se "regarde que de l’intérieur". Reste la grimace, rictus du monstre, entre douleur et rire, porteuse de toutes les misères humaines. Hugo, épris des contraires, affectionne les laids au cœur tendre, confrontés à la beauté faite femme. Ce sont les couples de Quasimodo et Esméralda, Gwynplaine et Déa, qui démontrent que le monstre est rarement celui qu’il semble être : le masque torturé du bossu de Notre-Dame de Paris ou de celui de l’Homme-qui-rit cache une grande âme tourmentée.

La forme hugolienne, ce n’est pas la perfection de la statuaire grecque, mais la caricature de la beauté elle-même, la grimace souffrante où le grotesque rejoint le sublime. La distorsion des contours correspond à la complexité de l’âme et à la vision du poète pour qui le beau n’est pas autre chose que "l’infini contenu dans un contour".

 

 

Effet de miroir

 

L'écriture s'était imprimée sur le buvard.
Le miroir reflétait l'écriture.
Il en résultait ce qu'on appelle en géométrie l'image symétrique ; de telle sorte que l'écriture renversée sur le buvard s'offrait redressée dans le miroir et présentait son sens naturel ; et Jean Valjean avait sous les yeux la lettre écrite la veille à Marius par Cosette.
C'était simple et foudroyant.
Jean Valjean alla au miroir. Il relut les cinq lignes, mais il n'y crut point. Elles lui faisaient l'effet d'apparaître dans de la lueur d'éclair. C'était une hallucination. Cela était impossible. Cela n'était pas. [...]
Tout à coup ses yeux retombèrent sur le miroir, et il revit la vision. Les cinq lignes s'y dessinaient avec une netteté inexorable. Cette fois ce n'était pas un mirage, la récidive d'une vision est une réalité, c'était palpable, c'était l'écriture redressée dans le miroir. Il comprit.

Les Misérables, IV, XV, 1

    


Négatif, positif, symétrie, empreintes, c'est ainsi que peut se schématiser la recherche graphique que mène Victor Hugo à partir de l'exil à Jersey. Elle prend de multiples formes : photographie, application de papiers découpés, de dentelles et d'objets aussi divers que végétaux, pièce de monnaie ou fond de bouteille, pliages.

N'est-il pas curieux de constater qu'au même moment un autre peintre qui a abandonné l'art pour la science, Louis Pasteur, mène, lui aussi, des recherches passionnées sur des cristaux à symétrie miroir, révélatrice d'une symétrie à l'échelle moléculaire. Il déclare à l'un de ses amis : "Il y a des merveilles sous la cristallisation et par elle la constitution intime des corps sera un jour dévoilée." À travers l’œuvre graphique comme littéraire, à travers l'expérience spirite, n'est-ce pas aussi une recherche de l'essence et de l'unité de l'être que poursuit alors Victor Hugo ?

 

 

De l'idée qui rêve

 

Il jetait l’encre au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait pour ainsi dire la tache noire qui devenait burg, lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et en crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide ; ou bien il en indiquait précisément l’horizon. Il finissait alors avec une allumette de bois et dessinait de délicats détails d’architecture, fleurissant des ogives, donnant une grimace à une gargouille, mettant la ruine sur une tour et l’allumette entre ses doigts devenait burin.

Georges Hugo, Mon grand-père

   


C’est avec les outils de l’écrivain que Victor Hugo commence à dessiner : avec sa plume qui cette fois "ne trace pas ces mots colorés […], mais s’amuse, n’étant plus dirigée, à griffonner sur les marges de l’idée qui rêve les vagues profils des souvenirs, les visions entrevues à travers les brouillards, les chimères de la fantaisie et les caprices fortuits de la main inconsciente" (Théophile Gautier) ; avec son crayon de graphite et enfin avec l’encre, "cette noirceur qui fait de la lumière", encre de chine, lavis, sépia.

Cependant, dans l’isolement de l’exil, face aux tourments de l’océan, il va expérimenter de nouvelles techniques guidées par les caprices du hasard. Ce sont alors des "mixtures bizarres", où se mêlent giclées d’eau, suie et fusain ; l’utilisation de cartons, de barbes de plumes, de bâtonnets ; des découpages, des pochoirs, des collages de dentelles, des empreintes de doigts, bref, un vrai "bricolage pictural" destiné à traduire au mieux ce que lui dicte la "bouche d’ombre", cette expression de l’invisible ou de l’inconscient, révélée par les longues séances de spiritisme initiées à Jersey.
   
 


   

 

En appliquant une dentelle au verso de la feuille et en y ajoutant quelques retouches à l’encre, Hugo fait naître un paysage. Sous ses doigts, une tache devient un ange, des lignes jetées au hasard font surgir une danse de spectres. C’est le hasard, "l’accident", qui suggère la destinée finale du dessin. L’expérience photographique, mettant en lumière les ressources du négatif et du positif, de la symétrie et du miroir, complète ces pratiques tout en les influençant.

"Ces choses qu’on s’obstine à appeler mes dessins, jetés plus ou moins maladroitement sur le papier" semblent à Hugo lui-même un peu "sauvages". C’est cette "sauvagerie" qui a fait de Hugo un artiste "moderne", voire avant-gardiste aux yeux de nombreux historiens d’art. Les surréalistes s’en sont largement réclamés. André Breton, sensible à la "beauté convulsive" de l’œuvre graphique de Hugo, a même prénommé sa fille Aube en hommage à l'un de ses dessins.

 

 

"Ego Hugo"


Caché derrière ses héros, exposé sur le devant de la scène politique, théâtralement campé dans la posture de l’exilé à travers les photos de Jersey ou apposant sa marque dans les gigantesques décors de Hauteville House, sa maison de Guernesey, Hugo a magistralement mis en scène sa propre image.

Ses dessins, qu’il ne destinait pas au public, abondent d’initiales qui s’entremêlent aux cieux ou aux nuées ombrageuses de la mer. S’identifiant à tout ce qui l’entoure, Hugo apparaît plus acteur que spectateur ou "contemplateur". Dans ses compositions où se détachent les fameux "V H", le texte et l’image semblent fondus en une immense signature emblématique. S’introduisant dans ses dessins, il se met dans la posture du visionnaire, qui se situe toujours à "l’intérieur", comme pour mieux tenter de saisir les contours de l’infini.