Par Jean-Michel Mehl
Quels étaient les jeux pratiqués ? Les jeux de hasard constituent assurément la toile de fond du paysage ludique et, parmi eux, ce sont les dés qui sont le plus souvent mentionnés dans les sources. Il est significatif que dès le XIVe siècle, dans les représentations iconographiques de la crucifixion du Christ, l’épisode classique du partage des vêtements soit de plus en plus évoqué par la mise en scène d’une partie de dés entre les soldats romains. Le texte biblique de référence ne parle pourtant que de "tirage au sort".
Le succès des dès s’explique très certainement par la simplicité du matériel utilisé (os, bois de cerf, plus rarement ivoire) ainsi que par celle des règles suivies. Même si, comme l’affirme Polydore Virgile en 1499, il existe plus de six cents manières de jouer aux dés, la plupart des parties que la documentation permet de restituer avec quelque détail se jouent avec trois dés, le but étant d’obtenir le plus grand nombre de points possible en un seul jet ou, éventuellement, en une succession de jets. Des formes de parties de dés plus complexes apparaissent néanmoins çà et là dans la littérature. Rutebeuf a laissé un Dit de la griesche d’yver et un Dit de la griesche d’été où l’on triche souvent et où l’on perd gros. On connaît également un "hasard" ou "hazart", jeu de dé aux règles complexes mentionné dans Le Jeu de saint Nicolas du trouvère Jean Bodel. D’autres jeux, comme le dringuet ou le "franc du carreau", tiennent à la fois du jeu de hasard et du jeu d’adresse puisqu’ils consistent à jeter les dés sur un damier.Jeu des rois et roi des jeux selon la formule consacrée, le jeu d’échecs continue à occuper le premier plan du paysage ludique, non pas d’un point de vue quantitatif mais qualitatif. Né au Ve siècle en Asie centrale, ce jeu a transité par l’Inde, puis a progressé vers l’Ouest suivant les fortunes de la guerre sainte et du commerce avec l’Islam. C’est au XIe siècle qu’il apparaît en Occident, y pénétrant par les péninsules ibérique et italienne à la fois, ainsi que par les routes commerciales des fleuves russes, d’abord, et de l’Europe du Nord ensuite. Au cours de ses pérégrinations, le jeu s’est transformé : si le roi et le cavalier, comme les fantassins, ont accompli sans encombre le voyage d’Orient en Occident, l’éléphant s’est transformé en juge ou en évêque avant de devenir le fou à la fin du Moyen Âge. Enfin est apparue une pièce féminine qui remplace le vizir oriental et qui est encore dépourvue de tout pouvoir dans la conduite de la partie.
Le jeu a la faveur de l'aristocratie au point que sa maîtrise est partie intégrante de toute bonne éducation noble. En même temps, il est de plus en plus répandu dans les milieux de la bourgeoisie, comme en témoigne sa mention très fréquente dans les inventaires après décès. Les inventaires nobiliaires, quant à eux, ont consigné le souvenir de multiples échiquiers luxueux, faits de bois rares, combinant parfois le jaspe, l'ivoire ou le cristal et sertis d'une grande variété de pierres précieuses. L'archéologie, enfin, a livré un nombre important de pièces, depuis de grossières ébauches en bois jusqu'à des ouvres finement ciselées dans l'ivoire d'éléphant ou de morse.À l’aube du XVIe siècle, le discours de combat contre le jeu a abouti à la mise en place d’un impressionnant arsenal répressif, mais il est largement contredit par la réalité des pratiques sociales. D’abord, fait capital, la notion de jeu a complètement éclaté : reconnaissance majeure que cette perception du jeu comme pluriel ! Et les pouvoirs finissent par accepter la distinction pourtant déjà établie par la scolastique entre jeux interdits, jeux reconnus – voire exaltés, comme les jeux à base d’exercices physiques – et jeux tolérés. De fait, seule demeure la répression des jeux de hasard… Cependant, dans l’impossibilité pratique de faire respecter leur interdiction, les pouvoirs civils ont en général préféré abandonner le recours aux sanctions pénales pour adopter une attitude fiscale permettant d’en tirer des profits substantiels. On a donc vu, amorcé depuis le XIVesiècle déjà, le développement de maisons de jeux soigneusement contrôlées par les pouvoirs et dont l’affermage présentait de surcroît le gros avantage de s’assurer de multiples fidélités.En la matière, les États bourguignons s’offrent comme un modèle.
Les autorités ecclésiastiques, quant à elles, conservent presque intacte leur suspicion à l’encontre des jeux : leur pratique continue d’être systématiquement interdite aux clercs, ne serait-ce qu’en raison des occasions qu’ils fournissent de contacts trop étroits avec les laïcs. Par ailleurs, avec la Réforme protestante, qui considère les jeux "comme si contraires à la parole divine", une certaine surenchère n’est pas à exclure, même si, dans l’opinion générale, jouer de jour, pour des enjeux restreints, avec des personnes honnêtes et dans le respect de certaines normes morales peut être toléré et si les vertus pédagogiques des jeux - jeux d’exercice physique ou jeux intellectuels – sont de plus en plus soulignées.
Au terme de ce parcours, c’est finalement l’omniprésence des jeux qui éclate. De cette "invasion ludique", un seul témoignage sera ici retenu, c’est le traité que Jacques de Cessoles, dominicain italien de la fin du XIIIe siècle, avait consacré au jeu d’échecs en y intégrant une description de la société idéale, et dont le succès est confirmé au début du XVIe siècle lorsqu’il connaît les honneurs de l’imprimerie. Ces honneurs n’étaient certes pas concevables dans une société qui n’aurait vu dans les jeux qu’une "tentation de l’ennemi" ? Au contraire, traduit dans la plupart des langues européennes, le Liber de moribus hominum est alors présent dans la quasi-totalité des bibliothèques princières. Comment mieux dire le prestige des jeux dans les débuts du XVIe siècle