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Ouverture océane

Par Frank Lestringant

Du vide au plein : la connaissance du monde par les portulans


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La mer est restée longtemps l’espace des merveilles, avec ses tempêtes horrifiques et ses formidables cétacés, ses coups de vent imprévisibles et ses redoutables calmes plats. Périr en mer était pour les Anciens la suprême malédiction. Mais en même temps, une fois la peur vaincue, la mer offre à l’homme un espace illimité et sans obstacle où tracer librement sa route. Espace hostile, la mer est en même temps l’espace indifférencié et uni où la théorie épouse le plus exactement la pratique. C’est « une bien grande subtilité », notait Pierre de Médine dans son Art de naviguer, un manuel d’instructions nautiques en usage dans toute l’Europe de la Renaissance, « qu’un homme avec un compas et lignes pourtraictes, sache circuir et naviguer tout le monde1 ». C’est pourtant le défi que relève la carte nautique, qui guide le marin à travers « une chose qui est si vague et spacieuse comme la mer, où n’y a chemin ni trace ». La mer, en outre, n’a ni couleur ni contour, écrit encore Pierre de Médine, « car notre vue ne s’arrête pas en la superficie de l’eau, mais descend au plus bas : et quand on la regarde de loin, elle a comme la couleur du ciel : et quand les vents la troublent, elle forme diverses couleurs2 ». Dès lors, ce qui frappe et ce qui étonne, aujourd’hui plus encore qu’hier, c’est la disproportion qui règne entre les moyens et les fins, des moyens en apparence dérisoires comme la carte et le compas, et les résultats obtenus, la découverte de la Terre, l’élargissement sans précédent du monde connu et, pour finir, la connaissance totale du globe enfin circonscrit.

Une « cartographie de plein vent »

Dérisoire, la carte marine, dite aussi « carte portulan » ou tout simplement « portulan » ? Simple, en apparence, et pourtant déjà très compliquée, et d’emblée admirable elle aussi.
On sait que toute carte combine trois éléments : le dessin, l’écriture et la mesure, c’est-à-dire une image, générale ou partielle, du monde, des légendes et instructions, et enfin des quantités mesurables. Le portulan, carte marine sur parchemin, ou plus rarement sur papier, c’est d’abord la toile d’araignée des lignes de rhumb rayonnant à partir de roses des vents qui prolifèrent sur le fond de carte : un schéma abstrait, par conséquent, sur lequel se surimpose le dessin des côtes et se déposent, perpendiculairement à celles-ci, des noms de ports et de havres, de caps et d’îlots. C’est donc, dans son principe, comme le montrent la Carte pisane ou l’atlas de Pietro Vesconte, la carte à son degré d’économie maximale, réduite à un réseau de lignes géométriques et à un dessin linéaire qui dédaigne les surfaces, sauf quand elles se réduisent à l’espace exigu et circonscrit des îles, pour ne retenir que les contours, les littoraux, la ligne ondulante ou brisée des plages et des caps ; une carte faite de vides et de silences, analogue aux dessins des lettrés chinois, conjuguant comme eux le trait dessiné et le trait écrit, sur fond de brumes montantes, de blanc envahissant.
Ce système graphique, qui conjuguait roses des vents et lignes de rhumb correspondant aux directions de la boussole, permettait aux marins de s’orienter et de faire le point en reportant sur la carte la distance qu’ils estimaient avoir parcourue dans une direction donnée. La carte portulan offrait de ce fait un catalogue de directions à suivre entre des points remarquables. Elle se passait, à l’origine, de véritable système de projection et ne réclamait qu’une échelle des distances.
Les cartes portulans n’ont pas fini de fasciner ni de susciter les questions. C’est peut-être la partie la plus vivante de l’héritage cartographique médiéval, que l’on a opposée, de manière trop simpliste, il est vrai, à la cartographie théologique des mappemondes en TO, la croix du Christ (en forme de T) s’inscrivant à l’intérieur de l’orbe terrestre (en forme de O) et faisant le partage entre les trois parties du monde connu, l’Europe à gauche, l’Afrique à droite et l’Asie tout en haut, à l’Orient, où se trouve le Paradis. Aux constructions scolastiques des abbés et des moines, repliés dans leurs couvents et vivant de livres, les portulans opposeraient une « cartographie de plein vent », dressée à l’air libre, sur le pont des navires, l’astrolabe et le compas à la main. Il s’agit là, bien sûr, d’une vue de l’esprit, la plupart des portulans que nous connaissons étant des produits de terre ferme, résultant d’une compilation de relevés nautiques reportés au propre et mis bout à bout. Il reste que le portulan résulte à l’origine de connaissances pratiques acquises sur le tas et qu’il n’est tributaire ni d’une tradition intellectuelle ni d’une croyance.

Une cartographie ouverte et évolutive

Dans la mesure où elle est fondée sur la pratique et sur l’expérience, dont Aristote lui-même disait déjà qu’elle est « maîtresse de toutes choses » (omnium rerum magistra), la cartographie des portulans est évolutive. Elle est ouverte. Elle s’oriente insensiblement vers l’extension des nouveaux mondes. Ce qui peut paraître paradoxal, c’est que, circonscrite initialement à la mer proche des rivages, vouée tout d’abord au cabotage et à la navigation à l’estime, elle extrapole hardiment vers les îles de l’Océan, les nouvelles terres, les continents inconnus. Au tournant du XVIe siècle, elle agrège aux littoraux de la Méditerranée ceux de l’Amérique lointaine et de l’océan Indien. Son développement est alors parallèle à celui de l’« insulaire » ou isolario, un atlas exclusivement composé de cartes d’îles, qui en est le complément et qui prend son essor à partir de la mer Égée, l’Archipel des Anciens, avant de conquérir le monde. Ce faisant, les portulans s’adaptent, intègrent une échelle de latitude, puis une seconde échelle, qui tient compte de la déclinaison magnétique, parfois même une échelle de longitude, comme le planisphère sur vélin de Le Testu en 1566.
 
On a dit qu’une telle cartographie ignorait tout système de projection, qu’elle était purement empirique. C’est mépriser par trop les marins qui, sans être en mesure peut-être de théoriser le système du monde, en avaient, par l’observation des astres, une idée assez précise. Aussi bien cette cartographie pratique n’est-elle pas fermée aux influences extérieures. Pour l’Asie, elle se souvient de Marco Polo et s’approprie les connaissances géographiques et la toponymie des peuples rencontrés. Elle n’hésite pas à puiser son bien là où elle le trouve, y compris dans la cartographie savante, la science des géographes de cabinet. Dès le début du XVe siècle, la Géographie de Ptolémée, tout nouvellement révélée à l’Occident, lui est de quelque secours, avec sa grille de parallèles et méridiens, ses divisions en climats, dès lors qu’il faut représenter la totalité du monde et déterminer les influences célestes qui s’y exercent, les caractères et les mœurs de ses habitants, ou tout simplement la longueur du jour.
Les portulans sont des cartes de mer, des cartes à naviguer. Il arrivait qu’on les laissât à terre. Par exemple, au début du Quart Livre de Rabelais, le héros Pantagruel, prenant congé de son père Gargantua pour visiter l’oracle de la dive Bouteille Bacbuc, près du Cathay, en Inde supérieure, lui remet une « grande et universelle Hydrographie » où il a marqué sa route. Cette hydrographie n’est autre, selon la propre définition de Rabelais, qu’une « carte marine » sur laquelle le père sédentaire peut suivre des yeux le voyage au long cours de son fils, au fur et à mesure des informations qu’il reçoit par le truchement de pigeons voyageurs.
Mais pourquoi n’aurait-on pas emporté de telles cartes à bord des navires ? C’est là qu’elles étaient le plus utiles. Sans doute n’exposait-on pas au péril des flots les exemplaires les plus riches et les plus ornés, mais des copies plus frustes, réduites au strict nécessaire, et faites en série d’après des patrons déposés dans les ateliers, des modèles déposés en quelque sorte.
Notes
1. Pierre de Médine, L'Art de naviguer, Lyon, G. Rouillé, 1561, f.3 r°. Cité par Frank Lestringant, L'Atelier du cosmographe ou l'Image du monde à la Renaissance, Paris, Albin Michel, 1991 , p. 30.
2. Ibid., à la suite.
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