arrêt sur...

La Méditerranée, matrice des portulans

Par Emmanuelle Vagnon

Une mise en scène géopolitique

Dans un ouvrage fondateur de l’historiographie des portulans, l’historien Nordenskiöld supposait qu’il existait à l’origine des cartes marines médiévales un modèle, une matrice, qui aurait été la source de toutes les autres. Il tenta d’établir la forme et les contours de cet objet source, auquel il donna le nom de « portulan normal » en se fondant sur les cartes et les textes les plus anciens, notamment la Carte pisane et le Compasso da navigare, tous deux estimés de la fin du XIIe siècle. Selon lui, les cartes marines originelles étaient limitées au bassin Méditerranéen et à la mer Noire, bornées à l’ouest par le détroit de Gibraltar et à l’est par les Dardanelles ou par les confins de l’empire grec. Elles dessinaient en somme l’espace économique où s’exerçait la puissance des cités maritimes et reflétaient leur expansion. Ainsi, les premières cartes portulans, fabriquées essentiellement à Gênes, Venise ou Majorque, placent la mer Méditerranée, dont la toponymie principale est déjà constituée à la fin du XIVe siècle, au centre du parchemin. Elle est au cœur du dispositif des lignes de vents qui rayonnent autour de certaines localités des Baléares ou de l’Italie. Les autres mers figurent comme des marges tout autour, et sont parfois distinguées par un graphisme différent : lignes ondulées bleues pour la mer Baltique ou le golfe Persique, vermillon pour la mer Rouge – alors que la mer Méditerranée et la mer Noire ne sont presque jamais colorées, ornées des seules parures de leurs îles, rehaussées, elles, de vert, de rouge, d’or et d’argent. La mer et ses îles sont d’ailleurs l’objet principal de la carte : les continents sont réduits à la toponymie de leurs rivages, les cours des fleuves aux estuaires, aux marécages côtiers et aux lagunes.
Cette matrice théorique, plus ou moins élargie à d’autres horizons, se retrouve sur les cartes de prestige, richement enluminées, qui apportaient par leurs décorations un complément d’information sur les peuples et les ressources économiques des littoraux. Là encore, la mer Méditerranée est au centre de la démonstration. Espace d’échanges et espace frontière, elle réunit et oppose les peuples chrétiens et les peuples de l’Islam, l’Occident et l’Orient ; elle dessine les contours des colonies vénitiennes et génoises de la mer Égée et de la mer Noire, elle suggère les conflits et les alliances de revers entre les peuples riverains.
 
La mise en scène géopolitique des pays qui bordent la mer Méditerranée reste d’actualité au-delà du Moyen Âge, alors même que le genre des cartes portulans s’est déjà étendu à d’autres horizons maritimes, au grand large, au monde entier. Des cartes portulans de la mer Méditerranée continuent à être produites au XVIe siècle, à une époque où la puissance ottomane menace directement Venise et le Saint Empire, et où le royaume de France entame des liaisons dangereuses avec la Sublime Porte. Elles sont appréciées jusqu’à la fin du XVIIe siècle, même si elles pouvaient alors être jugées obsolètes et archaïsantes : les bannières sur les villes et les costumes des personnages n’étaient plus toujours d’actualité, mais qu’importe, la toponymie évolue peu dans cet espace bien connu et les cartes portulans de la mer Méditerranée, comme les atlas qui proposent des vues à grande échelle de ce même espace, gardent leurs lettres de noblesse à l’époque des cartes imprimées et perpétuent, parfois de manière sublime, les canons d’un genre cartographique devenu traditionnel.
haut de page