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Fascination des portulans

Par Catherine Hofmann

« Je me sens obligé d’avertir ceux qui se servent de cartes marines, qu’il s’en trouve de manuscrites, si éclatantes d’or, d’argent, d’azur et d’autres belles couleurs, que souvent elles ont place dans les cabinets des grands et des curieux ; et que néanmoins la pluspart de ces cartes sont fausses, estant copiées sur d’autres cartes extraordinairement fautives et faites il y a plus de cent ans1. »

Les portulans, objets d'étude

À en juger par le cas extrême d’une carte transformée en signets dans les notules d’un notaire de Perpignan au XVIe siècle, les cartes portulans n’ont pas toujours été considérées comme des trésors inestimables. De fait, il est encore possible aujourd’hui de découvrir, à l’occasion d’une restauration, des fragments de cartes utilisés dans les couvrures de registres notariés ou paroissiaux des XVIe et XVIIe siècles. Néanmoins, pour la partie la plus luxueuse de cette production, il s’agit depuis longtemps d’objets prisés « des grands et des curieux », et ce malgré une information géographique parfois périmée, comme l’atteste au XVIIe siècle le géographe Pierre Duval (lire ci-dessus).
Très tôt, les atlas portulans ont indéniablement gagné un statut d’objets de bibliophilie, souvent parés des armoiries d’un auguste commanditaire, destinataire ou possesseur. Citons un recueil du XIVe siècle dont la reliure en bois est gravée et peinte aux armes des Cornaro, illustre famille vénitienne qui procura un doge à la République de 1365 à 1368, ou l’atlas du Provençal Augustin Roussin portant une dédicace au cardinal de Richelieu gravée en lettres d’or sur la reliure.

Des objets de prédilection pour les historiens de la cartographie


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L’idée de rassembler en collections ces cartes et ces atlas ne naît cependant que vers le milieu du XIXe siècle, au moment où on porte, plus généralement, un nouveau regard sur les cartes anciennes. Celles-ci, sous l’impulsion conjuguée de disciplines en plein essor, la géographie et les sciences historiques (archéologie et philologie), sont désormais assimilées à des vestiges archéologiques dont on sollicite le témoignage historique. Ainsi, dans la première étude sur l’Atlas catalan (1841), on emploie l’expression « restaurer le monument » pour désigner l’étape d’identification des toponymes. La vogue romantique du Moyen Âge va tout naturellement guider les historiens vers la production de cette période si bien que les premiers recueils de fac-similés de cartes anciennes, qui paraissent dans les années 1840 et 1850 (Santarém, Jomard, Lelewel, Kunstmann), rassemblent mappemondes médiévales et cartes portulans.
Pourquoi les portulans deviennent-ils alors l’objet de prédilection de nombreux historiens de la cartographie ? Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte. Nées au Moyen Âge, ces cartes où l’on reconnaît une image cohérente de la Méditerranée au regard des critères d’évaluation modernes, sont considérées comme les premières « œuvres de la géographie positive » – comme le souligne Vivien de Saint-Martin en 1873 –, très loin des mappemondes dont le symbolisme fait naître bien des perplexités. Elles rassurent et encouragent donc une génération de géographes à la recherche de ses racines.
Manuscrites, et supposées uniques, elles suscitent par ailleurs plus d’intérêt que les productions gravées postérieures, qui apparaissent dépourvues de tout « caractère d’individualité monumentale ». Souvent collectionneurs ou conservateurs de fonds, les premiers historiens s’intéressent dans leurs recherches à ce qui procède de la rareté et de l’esthétique, à l’instar de Marie Armand Pascal d’Avezac (1799-1875), qui se pare du titre de « géographe bibliophile ».
Mais un autre moteur puissant explique aussi l’engouement pour les cartes portulans vers le milieu du XIXe siècle. C’est que la carte apparaît comme une source de premier plan pour l’histoire des découvertes. Par les tracés géographiques et la liste des toponymes, elle fait foi des voyages et de leur chronologie. Et d’aucuns de s’en servir à des fins hybrides, combinant l’édification de la nouvelle science et l’intérêt national… Ainsi, le célèbre vicomte de Santarém (1791-1856), historien et diplomate portugais bien introduit au sein des institutions savantes parisiennes, fit paraître à Paris en 1841 un Atlas composé de cartes des XIVe, XVe, XVIe et XVIIe siècles publié aux frais du gouvernement portugais. Cet atlas, comme le précisait le titre, était destiné à prouver l’antériorité des découvertes portugaises en Afrique occidentale et à défendre ainsi les intérêts coloniaux du Portugal, alors en conflit diplomatique avec la France à propos de la Casamance.
Notes
1. Voir Ernest Théodore Hamy, « Note sur des fragments d’une carte marine catalane du XVIe siècle ayant servi de signets dans les notules d’un notaire de Perpignan (1531-1556) », Bulletin du CTHS. Section de géographie historique et descriptive, n°1, 1897, p. 21-31.
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