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Fascination des portulans

Par Catherine Hofmann

Les portulans, objets de collections


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La très riche collection de la Bibliothèque nationale de France, où se trouvent conservées aujourd’hui près de 500 pièces, est née à proprement parler de ce nouveau regard sur les cartes anciennes et de la vive curiosité suscitée par ces cartes marines1. Jusqu’à la Révolution, très peu de cartes ou d’atlas portulans sont entrés dans cette institution, si l’on excepte quelques pièces prestigieuses, tel le célèbre Atlas catalan, offert au roi Charles V et présent sans discontinuité dans les collections royales depuis 1380.
Le noyau de la première collection française fut constitué par Edme-François Jomard, premier conservateur du département des Cartes et Plans, qui, entre 1828 et 1862, date de sa mort, réunit un ensemble de 52 cartes (46 pièces acquises et 6 reçues en dons), dont certaines parmi les plus rares et célèbres. Quatre exemples fameux : la Carte pisane, longtemps considérée comme la plus ancienne, acquise en 1839 pour 245 francs ; la carte du juif catalan Mecia de Viladestes (1413), acquise en 1857 (800 F) ; la carte dite « de Christophe Colomb », acquise en 1848 (250 F) ; et le très bel atlas nautique de Diogo Homem (1559), acquis en 1842 (80 F). Jomard se préoccupa également de faire réaliser des fac-similés par copie manuelle. En 1843, quatre cartes conservées dans les archives de l’armée bavaroise et qui comptent parmi les premiers exemples de l’hydrographie portugaise à l’ère des découvertes, signées de Pedro et Jorge Reinel, furent dessinées par Otto Progel, un officier bavarois, et ces copies furent acquises pour 950 francs. Les originaux ayant disparu lors de la Deuxième Guerre mondiale, seuls ces fac-similés parisiens en attestent encore l’existence.
À la fin du XIXe siècle, la collection s’enrichit encore de dons et d’achats importants : en 1897, un ensemble de cartes fut acquis auprès de la veuve du collectionneur Emmanuel Miller, cartes qui provenaient elles-mêmes de la collection du vicomte de Santarém et comprenaient notamment le fameux Atlas Miller (1519), l’un des trésors du département.
 
Au XXe siècle, par un effet de centralisation administrative, les sources d’enrichissement devinrent plus institutionnelles, la Bibliothèque nationale étant reconnue comme le réceptacle naturel de cette production nautique : transmission de fragments de cartes par les archives départementales du Vaucluse ou de l’Ardèche, échanges de cartes avec les Archives nationales, dépôts de cartes effectué par le ministère des Affaires étrangères ou par la Société de géographie et, surtout, dépôt, en plusieurs fois, d’un ensemble de 269 cartes provenant des fonds du service hydrographique de la Marine.
Sans entrer dans le détail de ces enrichissements, il convient de souligner l’importance de ce dernier dépôt, issu d’un organisme produisant des cartes depuis 1720, qui permit à la Bibliothèque nationale de réunir une collection représentative de l’ensemble des centres de production, sans écarter les cartes des XVIIe et XVIIIe siècles, moins prisées des premiers amateurs de portulans. Elle conserve ainsi plus de 90 cartes hollandaises, émanant notamment de la VOC – la Compagnie des Indes néerlandaises (1602-1799) –, prélevées en 1810 dans les archives hollandaises par ordre de Napoléon pour enrichir le dépôt français de la Marine. L’ensemble de ces collections a été décrit dans un catalogue imprimé en 19632, actuellement en cours de conversion et d’enrichissement dans le catalogue général en ligne de la BnF.

Objets de passions... et de contrefaçon

De nombreuses cartes portulans ne sont ni datées ni signées, et gardent une part de mystère. Certaines ont connu de multiples attributions et datations qui ont laissé des traces dans la littérature spécialisée, donnant lieu parfois à de violentes polémiques entre savants, comme cette carte attribuée dans les années 1930 par Charles de La Roncière à Christophe Colomb et datée de 14923.
De nombreuses questions relatives à leur origine, à leur construction et à leur usage au Moyen Âge n’ont pas encore trouvé de réponses incontestables faute de documentation disponible. Des générations d’historiens ont fait preuve de trésors d’ingéniosité, se prenant parfois au jeu de leurs hypothèses, non exemptes d’arrière-pensées nationalistes. Dans le contexte des années 1920 et 1930, une polémique opposa savants italiens et espagnols sur la question du « pays » d’invention du portulan, qui se prolongea jusqu’aux années 1960 du fait de la longévité de leurs auteurs…
La carte portulan enflamma également l’esprit de plus petites nations. En témoigne la passion des historiens normands à la fin du XIXe et au début du XXe siècle pour l’héritage laissé par les hydrographes de Dieppe et du Havre. On commanda ainsi à grands frais des fac-similés manuscrits sur parchemin à une artiste, une certaine MlleTissot, pour disposer à Dieppe de reproductions fidèles de ces monuments de l’histoire normande éparpillés dans le monde.
Enfin, la passion des grandes découvertes fut parfois carrément mauvaise conseillère. Un groupe de quelque treize cartes du monde dans le style portulan, datées de 1509 à 1528 et signées d’auteurs supposés vénitiens, mais inconnus de la documentation, a été identifié en 1994 par David Woodward comme un ensemble de forgeries réalisées au tournant des XIXe et XXe siècles et dont certaines, malheureusement, ont été acquises depuis par des institutions prestigieuses !

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Regroupées artificiellement par des historiens qui créaient ainsi leur propre objet de recherche et de débat, les cartes portulans n’ont jamais porté ce nom avant le XIXe siècle, mais des appellations diverses et changeantes en fonction des lieux et des temps – carte de navegar ou pro navigandi, mappæ maris… au Moyen Âge, carte hydrographique chez les Normands, kaarten dans les Provinces-Unies, etc. C’est bien leur naissance comme objet d’histoire et de collection qui est à l’origine de ce corpus et qui a conduit à les désigner sous le nom de portolan charts : l’expression, adoptée dans les années 1890 par des historiens4, soulignait le lien supposé de complémentarité entre ces cartes et les portolani, descriptions textuelles des côtes et de la manière d’entrer dans un port apparues également au Moyen Âge. Cette désignation, quoique contestable et toujours contestée, a reçu une sorte de consécration en 1987, sous la plume de Tony Campbell, auteur d’une remarquable synthèse sur le sujet parue dans le premier volume de la grande histoire de la cartographie publiée par les presses de l’université de Chicago. Vingt ans plus tard, en 2007, un jeune historien catalan, Ramon Pujades i Bataller, a consacré sa thèse à une nouvelle analyse de la production médiévale et en 2009 un chercheur américain, Richard Pflederer, n’a pas craint d’entreprendre et de publier le premier recensement international du genre, couvrant toutes les époques et tous les lieux de production. La Bibliothèque nationale de France, elle-même, a lancé en 2010 un programme de recensement et de numérisation des collections nationales. Deux cents ans après les précurseurs, il semble que soit restée intacte la passion pour ces cartes de mer, tout à la fois outils de navigation porteurs d’avancées techniques et objets de culture chargés de rêve et d’imaginaire.
Notes
1. Mireille Pastoureau, « Histoire d'une collection : les "portulans" de la Bibliothèque nationale », Académie de marine. Communications et mémoires, année académique 1990-1991, n°3, avril-juin 1991, p. 61-71.
2. Myriem Foncin, Marcel Destombes et Monique de La Roncière, Catalogue des cartes nautiques sur vélin conservées au département des Cartes et Plans, Paris, Bibliothèque nationale, 1963, xv-315 p.
3. Voir Monique Pelletier, « Peut-on encore affirmer que la BN possède la carte de Christophe Colomb ? », Revue de la Bibliothèque nationale de France, n°45, automne 1991, p. 22-25.
4. Premier emploi attesté en anglais : Adolf Erik Nordenskjöld, dans Report of the sixth International Geographical Congress, Londres, John Murray, 1896, p. 694.
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