Sartre et la littérature
d'après Bernard Pingaud


En 1978, Sartre avoue à Michel Sicard : "Je reste quand même un littérateur". Il ne dit pas "écrivain" mais "littérateur", c'est-à-dire quelqu'un qui fait de la "littérature", au sens un peu méprisant qui s'attache à ce mot. Sartre précise : "quand même". En effet, quinze ans plus tôt, il a publié Les Mots, un livre écrit "pour dire adieu à la littérature". Que signifie cette apparente volte-face ?
Sartre n'était pas fondamentalement un politique, ni même un philosophe. Il était avant tout, et par vocation familiale, un écrivain, au sens le plus classique du mot. Mais du fait des conditions dans lesquelles il avait reçu ce "mandat" d'écrire, il a été amené à le contourner, puis à le renier, tout en cherchant sans cesse des raisons nouvelles de l'exercer. Sartre a été, en quelque sorte, un écrivain malgré lui, obligé, par méfiance de la littérature, de consacrer une part considérable de son temps à des tâches pour lesquelles il n'était pas fait. "Écrire, c'est ça que j'ai aimé vraiment. Et on m'a toujours retenu un peu loin de ma table : il fallait briser pour y revenir."
"J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : dans les livres". Sartre raconte au début des Mots comment, enfant, en lisant les livres des autres, il a cru découvrir dans la littérature un moyen de s'approprier le monde et de justifier ainsi sa propre existence, comment cette découverte l'a conduit à écrire lui-même des histoires dont il était à la fois l'auteur et le héros et comment le cercle familial, ébloui par sa précocité, y a vu le signe d'une vocation.
   

  La voie royale de l'enseignement

Dans un premier temps, le jeune Sartre emprunte la "voie royale". Normalien, agrégé, il devient, comme prévu, professeur, en province puis à Paris. Il écrit des poèmes, des dissertations philosophiques, ébauche des romans, toutes œuvres qui ne paraîtront que dans des revues obscures ou ne seront connues qu'après sa mort. Rien là qui tranche avec les vœux du grand-père.
Premier accroc : La Nausée (1938). Ce roman lui apporte un début de notoriété, confirmé l'année suivante par Le Mur. Plus question de rester dans l'ombre : Sartre est désormais un auteur reconnu dont les articles dans la NRF font autorité.
Il n'abandonne pas pour autant son métier de professeur et reste ferme sur ses positions esthétiques. De la littérature, il attend qu'elle compense la mollesse, l'insignifiance d'une vie qui ignore l'aventure et où l'homme se sent toujours "de trop". À la dernière page du roman, Roquentin décide de raconter sa vie : elle deviendra une histoire "belle et dure comme de l'acier", qui fera "honte aux gens de leur propre existence." C'est la doctrine du "salut par l'art", que Sartre confirmera sans équivoque dans Les Carnets de la drôle de guerre.
   
  L'écrivain engagé

La guerre, dont il dira à plusieurs reprises qu'elle a été pour lui "le vrai tournant de sa vie", va bouleverser cet itinéraire trop bien balisé.
D'abord, Sartre, militaire et prisonnier, découvre une dimension de la vie qu'il avait pratiquement ignorée jusque-là, le "collectif" : les clivages sociaux, l'inégalité culturelle, mais aussi la camaraderie, "le sentiment de faire partie d'une masse". Le petit génie n'est plus tout seul. Avec la Résistance, la politique fait une timide apparition. Mais il faudra attendre l'après-guerre pour qu'elle prenne une véritable importance. Ni l'histoire ni la lutte des classes ne sont présentes dans L'Être et le Néant (1943), et L'Âge de raison, écrit pendant cette période, "montre seulement les relations de quelques individus". Le "collectif" ne sera abordé que dans Le Sursis, qui raconte la crise de Munich.
À cette découverte s'ajoute en 1945 un changement de statut plus inattendu encore : la célébrité. Du jour au lendemain Sartre devient une vedette, célébrée par les uns, honnie par les autres. Désormais, il gagne largement sa vie avec ses livres et ses pièces. Impossible, dans ces conditions, de maintenir le mythe du petit professeur obscur. La gloire lui est tombée dessus sans qu'il l'ait vraiment cherchée, mais il doit assumer son nouveau personnage public.
Cette double métamorphose de l'écrivain entraîne un premier revirement : l'abandon de la théorie du salut par l'art au profit d'une idée nouvelle de la littérature. Le plus important dans Qu'est-ce que la littérature ? n'est peut-être pas tant la théorie de l'"engagement" que le principe, posé au départ, de la séparation de la prose, "utilitaire par essence", et de la poésie. Il permet à Sartre de sauver, sous le nom de poésie, une forme de création fidèle à ses aspirations anciennes, mais qu'il abandonne à d'autres (Baudelaire, Mallarmé, Genet), disons, en gros, l'art, et de se réserver la littérature assimilée désormais à "une forme d'action secondaire." L'art est le domaine du "sens" où les mots gardent tout leur pouvoir, la littérature celui des "significations" où ils doivent se faire oublier : opacité d'un côté, transparence de l'autre. Dans cette nouvelle perspective, c'est le salut des autres plutôt que le sien propre que l'écrivain doit viser. Non pas, comme on l'a dit trop souvent, en défendant une thèse, mais, en "dévoilant" le monde et en le proposant "comme tâche à la générosité du lecteur". Tel est le sens de l'"engagement" : "L'écrivain engagé sait que la parole est action ; il sait que dévoiler, c'est changer et qu'on ne peut dévoiler le monde qu'en projetant de le changer."
Retenons pour l'instant l'habile manœuvre qui permet à Sartre de sauver le mandat. La littérature n'est pas condamnée, bien au contraire. Elle a seulement changé d'objet : écrire, oui, mais "écrire pour son époque".
   
    La littérature délaissée

L'action par "dévoilement" n'est pas directement politique. Mais elle touche à la politique quand l'écrivain découvre qu'il ne pourra trouver son vrai public que dans la "cité des fins", c'est-à-dire dans une société où aura cessé l'exploitation de l'homme par l'homme. L'objet de l'action politique étant précisément de mettre un terme à cette exploitation, ce constat va entraîner un glissement de l'usage littéraire de l'écriture à son utilisation polémique. À partir de 1950, Sartre, devenu un homme public dont l'opinion guette les moindres propos, s'engage dans tous les grands conflits du moment, qu'il s'agisse de la guerre froide, des guerres coloniales, des camps soviétiques ou des problèmes intérieurs. Rallié au marxisme, il se rapproche des communistes et participe activement au Mouvement de la paix. Il n'en continue pas moins à écrire. Mais la littérature n'est plus au centre de ses préoccupations. La suite des Chemins de la liberté est abandonnée.
  
  La littérature discréditée

La pointe extrême de ce processus de radicalisation est atteinte en 1952 quand, après les manifestations contre le général Ridgway et l'arrestation ridicule de Jacques Duclos, Sartre écrit, dans un grand mouvement de colère, Les Communistes et la paix. Cette fois, la littérature comme pouvoir sur le monde est non seulement délaissée, mais discréditée. Sartre décide, au moins officiellement, de lui "dire adieu". Les Mots, commencé en 1953, ne sera achevé qu'en 1964, après une longue interruption. Sartre y dénonce la "névrose" dans laquelle il aurait vécu pendant trente ans et qui l'a conduit, pour justifier son existence, à "faire de la littérature un absolu". C'est donc la révocation pure et simple du mandat.
Mais rien n'est jamais simple avec Sartre, et tout particulièrement la véritable portée des Mots. Il faut d'abord rappeler qu'en 1952, au moment où il écrivait Les Communistes et la paix, il avait aussi ébauché un nouveau roman qui n'avait rien d'"engagé" et qui devait, selon Simone de Beauvoir être sa "Nausée de l'âge mur" : La Reine Albemarle ou le Dernier Touriste. Ensuite, si la période d'écriture des Mots reste marquée, pour Sartre, par une grande activité publique, les signes d'un reflux y sont nombreux : dès 1956, la rupture avec le PC ; en 1960, il déclare que "si la littérature n'est pas tout, elle ne vaut pas une heure de peine" mais constate aussi sa "totale impuissance" ; en 1964, après la publication des Mots, il remet clairement en question la radicalisation : "Entre-temps, je m'étais rendu compte que l'action aussi a ses difficultés et qu'on peut y être conduit par la névrose. On n'est pas plus sauvé par la politique que par la littérature." Quelques années plus tard (1970), dans la New Left Revue, il évoque une suite possible des Mots où il montrerait comment il a été "saisi" par la politique : "Il faut vous souvenir que je n'étais pas fait pour la politique et que, pourtant, la politique m'a si bien changé que j'ai été obligé d'en faire."
   

  Dernier avatar de l'écrivain

À la suite des événements de Mai 68, qui l'ont profondément ébranlé, Sartre rejoint, en 1970, ceux qu'on appelle les "maos". Pour les couvrir, il accepte de diriger officiellement La Cause du peuple et d'autres journaux, tout en multipliant les interventions publiques. Plus question de soutenir un parti quel qu'il soit, l'heure est aux "mouvements". L'intellectuel classique, celui qui pense à la place des autres, est disqualifié au profit d'un intellectuel nouveau, qui pense avec les autres. Sartre s'inscrit dans la perspective d'une démocratie véritable à conquérir par les luttes. Son travail ne consiste plus à commenter du dehors l'action révolutionnaire en lui apportant son soutien, mais d' "élargir la notion du peuple" et de "faire entrer des intellectuels dans la lutte".
Cependant Sartre travaille depuis dix-sept ans à un gros livre sur Flaubert, qui doit être l'aboutissement de toutes ses recherches antérieures. Il l'écrit dans un style bourgeois pour des bourgeois. Ses amis maos le pressent d'abandonner Flaubert pour se consacrer à un "roman populaire". Ce qu'il refuse. Même si son propos est beaucoup plus large, L'Idiot de la famille, dont les deux premiers tomes paraissent en 1971 et le troisième en 1972, tourne autour de la littérature. L'aventure de Flaubert est d'abord, pour Sartre, l'occasion d'approfondir la réflexion sur la littérature et le "style". Le travail du style consiste moins à "ciseler une phrase" qu'à conserver en permanence dans son esprit "la totalité du livre entier". "Si vous avez cette totalité, vous écrivez la bonne phrase."Cette vision du style l'amène à définir une notion nouvelle : l'"engagement littéraire". "L'important, c'est que Flaubert se soit engagé sur un certain plan, même si celui-ci implique qu'il ait des positions blâmables pour tout le reste. L'engagement littéraire, c'est finalement le fait d'assumer le monde entier, la totalité. Prendre l'univers comme un tout, avec l'homme dedans."

S'il parle de lui-même à travers Flaubert, Sartre ne retournera pas pour autant à la littérature. Avec ses amis maos, il vient de fonder Libération et s'apprête à inaugurer un journalisme de type révolutionnaire, en prise directe avec les masses. En tant qu' "intellectuel classique", il a déjà publié de nombreux articles ou reportages dans la presse. Pour l' "intellectuel nouveau" qu'il veut être, ce type d'écriture où l'on ne se met pas en cause soi-même n'est plus de mise. Sa tâche, désormais, est de "suivre" : "il doit comprendre quelles sont les contradictions des masses, ou quels sont leurs désirs, et il doit les suivre, toujours."
On peut imaginer que, dans ces articles, Sartre se serait efforcé de trouver une forme d'expression différente, "proche du langage populaire". Il n'aura malheureusement pas l'occasion de tenter l'expérience : quelques mois plus tard, à l'automne, il devient aux trois quarts aveugle et doit renoncer à toute forme d'écriture, littéraire ou non.
"Privé de mes capacités de lire et d'écrire, je n'ai plus aucune possibilité de m'activer comme écrivain : mon métier d'écrivain est complètement détruit." Il reste à Sartre sept années à vivre. Sept années pendant lesquelles, ne pouvant plus écrire, il peut encore agir un peu, et surtout parler.


L'article intégral de Bernard Pingaud est publié dans le catalogue de l'exposition.