Le réalisme

par Eugène Delacroix

"Le réaliste le plus obstiné est bien forcé d’employer, pour rendre la nature, certaines conventions de composition ou d’exécution. S’il est question de la composition, il ne peut prendre un morceau isolé ou même une collection de morceaux pour en faire un tableau. Il faut bien circonscrire l’idée pour que l’esprit du spectateur ne flotte pas sur un tout nécessairement découpé ; sans cela il n’y aurait pas d’art. Quand un photographe prend une vue, vous ne voyez jamais qu’une partie découpée d’un tout ; le bord du tableau est aussi intéressant que le centre ; vous ne pouvez que supposer un ensemble dont vous ne voyez qu’une portion qui semble choisie au hasard. L’accessoire est aussi capital que le principal ; le plus souvent, il se présente le premier et offusque la vue. Il faut faire plus de concession à l’infirmité de la reproduction dans un ouvrage photographié que dans un ouvrage d’imagination. Les photographies qui saisissent davantage sont celles où l’imperfection même du procédé, pour rendre d’une manière absolue, laissent certaines lacunes, certains repos pour l’œil qui lui permettent de ne se fixer que sur un petit nombre d’objets. Si l’œil avait la perfection d’un verre grossissant, la photographie serait insupportable : on verrait toutes les feuilles d’un arbre, toutes les tuiles d’un toit, et sur ces tuiles les mousses, les insectes, etc. Et que dire des aspects choquants que donne la perspective réelle, défauts moins choquants peut-être dans le paysage, où les parties qui se présentent en avant peuvent être grossies, même démesurément, sans que le spectateur en soit aussi blessé que quand il s’agit de figures humaines ? Le réaliste obstiné corrigera donc dans un tableau cette inflexible perspective qui fausse la vue des objets à force de justesse.
Devant la nature elle-même, c’est notre imagination qui fait le tableau : nous ne voyons ni les brins d’herbe dans un paysage, ni les accidents de la peau dans un joli visage. Notre œil, dans l’heureuse impuissance d’apercevoir les infinis détails, ne fait parvenir à notre esprit que ce qu’il faut qu’il perçoive ; ce dernier fait encore, à notre insu, un travail particulier : il ne tient pas compte de tout ce que l’œil lui présente ; il rattache à d’autres impressions antérieures celle qu’il éprouve, et sa jouissance dépend de sa disposition présente. Cela est si vrai que la même vue ne produit pas le même effet sous des aspects différents."
 Eugène Delacroix, Études esthétiques, Daniel Banda (ed.), 1859.
Texte intégral (voir p. 49-50)
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