Un nouveau monde industriel et urbain
par Jean-Marie Baldner et Didier Mendibil


 
Les photographies de la Société de géographie ne cherchaient pas à montrer les changements, elles visaient d’abord à saisir l’état du monde, dans sa permanence.  Mais la nouveauté attirant l’œil des photographes et le temps apportant son lot de transformations, ces images ont su saisir un monde en mutation. Les séries et l’ensemble des collections montrent aussi l’évolution des regards que les sociétés portent sur le monde. On voit ainsi monter la part du fait urbain dans l’ensemble des images en même temps que se transforme le regard des sociétés sur leur environnement. Il apparaît aussi que nous ne voyons pas ces images de la même façon car le temps et la culture ont transformé le regard que nous portons sur elles. Il devient de plus en plus évident qu’elles sont toutes à la fois historiquement marquées et toujours susceptibles d’être régénérées, voire recréées en traversant le temps.

De la ville à l’urbanisation

Au XIXe siècle, la représentation photographique des villes est rapidement devenue chose commune puisqu’elle se plaçait dans le prolongement d’une iconographie traditionnellement constituée de monuments et de vues des rues principales. Ces images créaient des repères et favorisaient la mémorisation des emblèmes citadins.
Charles Marville a ainsi accompagné pas à pas les travaux d’aménagement de la capitale par Haussmann et Eugène Atget a constitué  la mémoire photographique d’un vieux Paris dont on pouvait craindre la disparition.
Les cartes postales anciennes témoignent, pour chaque commune, de l’imagerie de l’époque. Mais ce n’est pas cette vision quelque peu nostalgique du passé des villes que les collections de la Société de géographie ont enregistrée. Plus que d’autres, sans doute, elles se sont attachées aux transformations visibles provoquées par la révolution industrielle : la mécanisation du travail, les concentrations industrielles, l’urbanisation, le développement des transports urbains, des transports à longue distance, du travail en usines, et les multiples chantiers auxquels tous ces changements ont donné lieu.
 

 
On assiste, en effet, avec le tournant du XXe siècle, à un basculement progressif de la vie citadine dont les barrières éclatent sous la pression d’une urbanisation en vagues (signalée par l’historien Paul Meuriot dès 1898) dans les plus grandes agglomérations européennes. Il en découle un intérêt nouveau à l’égard des villes et, avec lui vers 1910, l’apparition des termes d’ "urbanisme" et de "géographie urbaine". C’est à cette époque que des géographes ont commencé à s’intéresser au travail des hommes, à leur industrie au sens large du terme – et qu’ils se sont sentis tenus, comme  l’a d’abord fait Jean Brunhes, d’en diffuser les images dans leurs ouvrages. Le paysage industriel a alors conquis une place grandissante dans l’iconographie géographique. Pendant plus d’un demi-siècle ces paysages ont été considérés comme autant de symboles de la puissance et de la prospérité économique de l’Europe avant que la crise du dernier quart du XXe siècle ne vienne sensiblement transformer cette signification.
L’usine fait figure de modernité absolue, par sa taille, par son organisation et par sa technologie. D’un bout à l’autre de l’Europe, les nouvelles usines se ressemblent car, bien souvent, si elles n’ont pas été construites par des ingénieurs et des techniciens britanniques comme à Bolbec, elles copient les plans d’usines anglaises vus dans les expositions internationales. Leurs cheminées de briques et leurs verrières sur poutrelles métalliques sont une marque de prospérité dans le paysage et ce, même lorsque, comme à Flamanville, elles sont installées en bord de mer.
 


ACTIVITÉComparer les visions de Marville, Atget ou les cartes postales de l’époque avec les visions urbaines de la collection de la société de Géographie. sites à consulter   Charles Marville
  Eugène Atget
Des collections de cartes postales anciennes de la France accessibles par départements et mots-clés sur le site de Mediasys ou de Lexilogos
  Collection Meillassoux du Musée National des Arts et Traditions Populaires

images à consulter
 
Analyser deux photographies prises en Russie, où la course aux ressources minérales était particulièrement active, illustrent deux aspects particuliers de ces images de l’industrie. Elles comportent quelques ambiguïtés que l’on peut tenter de deviner par leur simple observation.
La photographie prise par S. B. Toumanov à Nertchinsk vers 1880 est un gros plan serré "objectivant" une machine destinée au tri de minerais aurifères. La mise en scène adoptée accrédite l’idée d’une grande complexité de l’ensemble qui se trouve accentuée d’abord par la présence d’une main d’œuvre nombreuse et surtout par le fait que, la disposition des attelages du premier plan en occulte complètement le fonctionnement. Si bien que l’on peut penser avoir affaire à un extraordinaire prototype auto-mobile qui, par certains aspects, évoquerait les machines inventées par Léonard de Vinci. Ostentation et secret de fabrication : tel est souvent le paradoxe de la machine.
La photographie de l’usine de Haute-Sysserte (Oural) prise en 1896 par Dimitri Solomirsky permet d’évoquer un point intéressant concernant l’histoire de l’architecture industrielle du XIXe siècle. Si on observe la construction, à quoi fait-elle ostensiblement allusion ? Elle révèle que les capitaines d’industrie et leurs architectes ont souvent cherché, en construisant leurs usines, à imiter et reprendre des formes architecturales traditionnelles. On voit ici comment la technologie sidérurgique s’est glissée dans les formes d’un château fort dont la photographie aide à reconstituer la forme, l’élévation et les douves.
C’est un fait constant de cette époque que d’avoir glissé les formes et les techniques nouvelles dans des habillages traditionnels, la fonte imitant la pierre, le béton imitant le bois, etc. C’était aussi, d’une certaine manière, rappeler l’origine noble des patrons d’industries ou, à défaut, signifier que leur rôle économique et social les assimilait à la noblesse. Cette transition en douceur des formes architecturales a repoussé au siècle suivant le choc psychologique et esthétique lié à la perception du contraste des formes anciennes de l’architecture de pierre et du design moderniste de l’architecture industrielle du XXe siècle.

Prolonger cette réflexion  sur l’architecture industrielle :
L'analyse de ces photographies est une invitation à l'étude de l'architecture industrielle contemporaine, les usines isolées ou regroupées dans une zone industrielle ou une zone d'activité comme celles qui s'insèrent dans le tissu urbain. La prise de vue est l'occasion d'aborder les formes (existe-t-il des formes spécifiques de l'architecture industrielle ?), les couleurs, autant que les problèmes d'environnement. On pourra, pour ce faire, s'appuyer sur les lieux hybrides où se mêlent le rural et l'industriel des photographies de John Davies, sur les Twenty-Six Gasoline Stations d'Edward Ruscha, sur les photographies de silos et de château d'eau de Bernd et Hilla Becher ou la série Fluffy Clouds de Jürgen Nefzger de façon à évoquer aussi le regard porté aujourd'hui sur l'architecture industrielle.

sites à consulter   Un site de sensibilisation au patrimoine industriel de l’Alsace.
  Le site de l’Association pour le Patrimoine Industriel de
   Champagne-Ardenne.
  La base Architecture Mérimée.
  Le site de Jürgen Nefzger.

Les grands travaux

Toutes les publications géographiques du XIXe siècle ont célébré un progrès technique qui multipliait les forces du travail humain et répandait partout ses grands travaux dont sociétés et gouvernements attendaient à la fois des bienfaits techniques, financiers et sociaux.
En dehors de l’expansion continue du tissu urbain autour des grandes agglomérations c’est principalement la construction des grandes infrastructures de transports qui attirait l’attention, notamment celle de la Société de géographie.

Les ports

On trouve ainsi plusieurs photographies de ports dans ses archives : Naples, Kobé, Yokohama, New York, Liverpool, le port des îles Chinchas ont tous connu un grand essor au début du vingtième siècle mais, curieusement sur ces photographies, ils semblent tous encore conserver une échelle humaine pour nos yeux qui ont connu la formidable expansion ultérieure des espaces portuaires… Est-ce un effet des points de prise de vue horizontaux et des cadrages serrés dont ils ont alors fait l’objet ?
ACTIVITÉ Comparer les photographies de la Société de géographie et des photographies récentes des mêmes ports (sur Internet taper "port de Naples, de Kobé, de Yokohama, etc., regarder les reproductions des manuels scolaires).
Quelles photographies de ces ports circulent aujourd’hui et selon quels formats sont-ils aujourd’hui représentés ? Il apparaît que seule la photographie aérienne est adaptée à l’échelle prise par les structures portuaires contemporaines et elle seule est en mesure d’en restituer  une vision d’ensemble.
images à consulter
 

Les canaux

Mais, parmi les grands chantiers du XIXe siècle, ceux qui ont pris la plus grande place dans les archives de la Société de géographie sont assurément les grands canaux transocéaniques de Suez et de Panama. Cela s’explique, bien sûr, par le rôle prépondérant qu’y a joué Ferdinand de Lesseps et par le fait que la Société de géographie a soutenu de toutes ses forces ces deux grands projets nés dans l’imagination et la volonté d’un de ses présidents les plus influents. Les photographies exposées montrent, d’un côté, que le canal de Suez, puisqu’il était une bonne idée technique, géopolitique et économique, est vite entré dans la phase de son exploitation commerciale alors que, du côté de l’isthme Panama, c’est un chantier gigantesque qui s’engage.
Les photographies prises sur le chantier montrent la mobilisation d’imposants moyens techniques. Elles servent aussi, sans doute, à rassurer l’opinion en garantissant la faisabilité d’un projet qui va pourtant rapidement rencontrer des difficultés techniques, financières et humaines insurmontables.
ACTIVITÉ
images à consulter
 
Reconstituer l’histoire du projet de canal de Panama à partir des archives accessibles par Gallica. On cherchera, en particulier, à faire l’inventaire des multiples problèmes posés par un tel projet. On y trouvera l’occasion de préciser qu’au-delà des causes strictement techniques et matérielles, ce sont surtout des difficultés d’ordre sanitaire (elles avaient entraîné une forte mortalité de la main d’œuvre embauchée) et, des irrégularités financières qui ont précipité l’échec de cette entreprise.
sites à consulter   Le projet de percement décrit par Félix Belly en 1858
  La présentation faite Armand Reclus en 1881
  La liquidation de la Compagnie du canal de Panama en 1893

Une nouvelle génération d’ouvrages d’art

Chaque époque a-t-elle ses ponts ? La question est difficile mais il n’est pas nécessaire d’en être spécialiste pour affirmer, au vu des photographies de la Société de géographie, que la seconde moitié du XIXe siècle a multiplié la construction de ponts en poutrelles métalliques. La civilisation citadine s’appuyait notamment sur son aptitude à construire et entretenir des ponts de pierres. Parmi les plus célèbres on citera seulement le Pont Neuf de Paris, le pont Charles de Prague, le Ponte Vecchio de Florence et le Rialto de Venise. Le concept géographique de "ville-pont", qui est né de ce constat, rend compte d’un des faits géographiques récurrents de la civilisation européenne. D’ailleurs, les concepteurs du système monétaire européen ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils ont adopté le thème symbolique des ponts pour décorer les premiers billets d’euros.
Un examen attentif des collections de cartes postales anciennes ou même, par exemple, l’analyse des gravures représentant les principales villes françaises reproduites dans le tome 2 de la Nouvelle Géographie Universelle publié par Elisée Reclus en 1876 (table des gravures, p. 1015) montre la place importante accordée aux ponts de pierres dans l’iconographie traditionnelle des villes. On peut même considérer qu’avec les clochers et les tours, ils constituaient le troisième terme de ces "portraits de villes", encore emblématiques, dans lesquels ils figuraient souvent au premier plan.
Le XIXe siècle a introduit dans les grandes villes des ponts "hybrides" mêlant audacieusement le métal et la pierre moyennant un effort d’intégration voire de "camouflage" des nouveaux matériaux dont le pont Alexandre III de Paris ou Tower Bridge à Londres sont de célèbres exemples. Mais en dehors des villes, là où il fallait faire passer les trains, ce sont les viaducs suspendus, dont l’ingénieur Eiffel fut un des premiers concepteurs, qui ont été mis en œuvre pour "équiper" ostensiblement le paysage. Ils ont même constitué d’évidents symboles de la mission réputée civilisatrice de l’Occident  lorsque leurs énormes poutrelles boulonnées ont pris la forme du pont Faidherbe à Saint-Louis ou du pont Doumer à Hanoi. Chaque pont était aussi l’occasion de prouesses techniques et de records, en particulier en ce qui concerne la construction des structures métalliques. Ainsi, après la Tour Eiffel, le pont sur la rivière Forth constitua-t-il une curiosité pour tous les ingénieurs.
ACTIVITÉ Distinguer, parmi les images de la Société de géographie, les ponts urbains traditionnels et leurs voûtes en archivoltes simples ou multiples et les ponts métalliques lançant leurs arches de longue volée de piles en piles.
images à consulter
 
Le travail peut aussi être systématisé à la manière des planches thématiques de photographies prises par Bernd et Hilla Becher. Une simple requête des mots "pont" ou "bridge", "ponte" ou "brücke" sur les moteurs de recherche fournira les matériaux photographiques nécessaires à l’élaboration de ces typologies comparatives. On cherchera à repérer les ponts de pierre de type romain ; les ponts fortifiés équipés de tours ou habités de boutiques et de moulins ; les ponts hybrides aux matériaux composites plus ou moins apparents ; les ponts de poutrelles ; et les ponts suspendus à haubans, mis en vedette par l’iconographie contemporaine. On remarquera avec quelle fréquence y reviennent les images de célébrités telles que le Tower bridge de Londres, le Harbour bridge de Sydney, le Golden gate bridge de San Francisco, le Brooklyn Bridge de New York ou bien, du côté français, les ponts à haubans de Brotonne, de Normandie et de Millau. La recherche peut se prolonger par une étude du rôle du pont dans le cinéma, particulièrement dans le film noir américain.
Avec l’idée de chantier en tête et dans le prolongement de la thématique des ponts monumentaux, le célèbre travail artistique de Christo sur le Pont Neuf peut constituer une transition de cette réflexion vers le "land art" contemporain et vers les questions d’environnement (voir la série Fluffy Clouds déjà évoquée de Jürgen Nefzger). On évoquera aussi le renouveau de la photographie urbaine au XXe siècle, par la "street photography" des photographes inspirés par New York (Diane Arbus, Louis Faurer, William Klein, etc.) ou par des artistes tels que Bérénice Abbott (Changing New York)
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