La France extérieure

par Pierre Foncin

"Cependant, à partir de 1830, une ère nouvelle s'est ouverte. Depuis un demi-siècle, nous avons renoué la trame rompue de cette politique coloniale traditionnelle, patiemment ourdie par François Ier, Coligny, Henri IV, Richelieu, Colbert. Nous travaillons à la reconstitution d'une autre France extérieure, sur les ruines de l'ancienne. L'entreprise, inconsciente tout d'abord, devient de plus en plus raisonnée. Elle se continue sous l'œil étonné et jaloux de nos rivaux. Chose remarquable en ce temps d'anarchie politique, tous nos partis, sans exception, tous nos gouvernements contemporains ont successivement collaboré à cette grande œuvre ; ils ont été entraînés par la force des choses. L'antiquité aurait vu là une manifestation de la fatalité, un signe des dieux. — Et le nouvel organisme colonial français s'asseoit, s'étend, se développe peu à peu. Travail de réparation, de restauration, de soudure, de recroissance, comme en certains animaux dont les morceaux coupés se recollent, dont les membres amputés repoussent.
La Restauration a pris Alger en 1830.
Le gouvernement de Juillet a conquis la plus grande partie de l'Algérie ; il a occupé Grand-Bassam, Assinie et le Gabon sur les côtes de Guinée (1839-1814) ; Mayotte et Nossi-Bé, près de Madagascar (1840-1842) ; s'il a laissé échapper la Nouvelle-Zélande, il nous a donné du moins Tahiti, les îles Gambier, Tuamotou, Marquises, en Océanie (181.2-1844).
Le second Empire a achevé la conquête de l'Algérie ; il a solidement assis notre domination sur le cours du Sénégal (1854-1859) ; il a occupé Grand-Popo (1857), Kotonou (1864), Agoué (1868), et placé sous notre protectorat le royaume de Porto-Novo (1803), en Guinée ; il a acquis la Nouvelle-Calédonie (1853) ; Obock (1855), près de l'entrée de la mer Rouge. Il s'est emparé de la Cochinchine (1858-1867) et il a établi notre protectorat sur le Cambodge (1863).
Le gouvernement de la République a fait plus encore. Il a reculé les limites de l'Algérie au sud ; il l'a couverte à l'est en plaçant la Tunisie sous notre suzeraineté (1881-1883). Il n'a su garder ni sa moitié de domination en Égypte (1882) ni sa part d’influence commerciale sur le bas Niger (1885), mais il a conquis une partie du Soudan occidental, il l'a relié aux Rivières du sud et à nos établissements de Guinée, il nous a ouvert le cours supérieur du Niger (1881-1891). Il a occupé pacifiquement (à partir de 1882) la vaste région limitée à l'ouest par l'océan Atlantique, au sud et à l'est par le Congo et l'Oubanghi, extensible au nord vers le Soudan central et qui se nomme le Congo français. Il a réservé à la France la succession possible de l'État libre dans le bassin du grand fleuve africain (1884). Il a étendu notre possession d'Obock à tout le pays circonvoisin de la baie de Tadjoura (1883). Il a occupé Diégo-Suarez ; il a imposé notre protectorat à la grande Île de Madagascar, sur laquelle nos droits datent de Richelieu (1882-1885), et à l'archipel des Comores dans le canal de Mozambique (1886). Il a acquis l'Île de Saint-Barthélemy aux Antilles (1877). Il a consolidé et agrandi notre modeste domaine de Polynésie par l'occupation des Îles Wallis (1887), et Fotuna (1888), et par l'annexion définitive d'autres archipels jusque-là simplement protégés. Il a réservé nos droits sur les Nouvelles-Hébrides (1887). Enfin, il a soumis à notre protectorat l'empire d'Annam, il s'est emparé du Tonkin (1883-1885), et il a constitué l'Indo-Chine française.
Pourquoi tant d'efforts depuis soixante ans ? Est-ce en vain que nous avons prodigué nos millions, dépensé la santé, la vie de nos soldats et de nos marins ? Est-ce pour des chimères que de grands ministres ont affronté l'impopularité, subi la disgrâce et l'outrage ? Avait-elle raison, l'opinion régnante qui accueillait avec défiance la prise d'Alger, qui protestait périodiquement contre les campagnes d'Afrique, qui obtenait naguère l'abandon de l'Égypte, qui se moquait de l'expédition de Tunisie, qui qualifiait de crime public la guerre du Tonkin ? Faut-il regretter l'œuvre d'un Bugeaud, d'un Faidherbe, d'un Gambetta, donner tort à Rivière et à Courbet, à la Grandière et à Paul Bert (pour ne parler que de nos morts), renier enfin tous ceux qui travaillent à l'agrandissement de notre patrie dans le monde, explorateurs ou hommes d'État, ingénieurs ou commerçants, instituteurs ou militaires, administrateurs, colons, missionnaires ?
On nous permettra d'indiquer les raisons qui expliquent, qui justifient, qui commandent plus que jamais la reconstitution d'une plus grande Fiance comme on dirait en Angleterre.
1° Une raison politique. — Depuis les grandes découvertes du XVIe siècle, la création des États d'Amérique et d'Australie, la conquête d'une grande partie de l'Asie par les Européens et l'ouverture de l'Afrique, la vieille Europe compte de moins en moins dans les affaires humaines ; la puissance des États ne se mesure plus seulement au territoire qu'ils détiennent dans l'ancien occident ; l'histoire, comme la vie, est devenue universelle ; l'avenir appartient aux peuples qui auront su occuper, sur la rondeur du globe, un espace suffisant pour vivre, respirer librement et faire équilibre à leurs voisins. Or, ces voisins sont déjà des colosses. — La Russie possède une moitié de l'Europe et un tiers de l'Asie, soit environ le sixième des continents. — L'Angleterre ne cesse d'élargir un empire colonial dont l'étendue dépasse déjà deux Europes. — La Chine, les États-Unis, le Brésil, par leur superficie, équivalent respectivement à l'Europe. — Quant à la France, elle n'a guère réussi encore qu'à quintupler au dehors son étroit patrimoine continental ; la totalité de son domaine ultra-marin actuel (Sahara à part) représente à peine un quart de l'Europe. On voit s'il était temps pour elle de sortir de son inaction et de se réserver, dans les terres encore vacantes, une place qui la sauve au XXe siècle d'un irrémédiable effacement.
2° Une raison sociale. — La nation française subit une crise complexe et redoutable qu'un fait brutal révèle à tous les yeux. Sa population, presque stationnaire depuis quelques années, est menacée d'une diminution prochaine. Par un phénomène inverse, mais corrélatif, la fortune augmente chez nous, — car nous plaçons en argent le capital que nous épargnons en hommes, comme si le capital humain n'était pas le plus productif de tous. Avec l'abondance des valeurs et du numéraire, tous les objets nécessaires à la vie renchérissent et le prix s'en accroit plus vite que ne s'accroit le taux des salaires ou le revenu du sol. Dans les campagnes comme dans les manufactures, les petits souffrent. L'aisance de beaucoup d'autres continuant à progresser, le goût du luxe se répand, la race tend à s'énerver, l'énergie de caractère à fléchir. On se porte en foule vers les emplois qui exigent le moins d'initiative, on assiège la porte des fonctions bureaucratiques. La somme des turbulences natives, des besoins d'agitation, de migration et de lutte est pourtant grande encore. Seulement ceux qui sont doués de tempéraments de ce genre, ne trouvant pas au dehors le champ nécessaire à l'exercice de leurs aptitudes, souffrent de leur réclusion au dedans, et ils s'exaspèrent. Ils y deviennent des éléments de perturbation. De là les discordes, les révolutions, les guerres civiles dont notre histoire contemporaine est remplie. — Quel est le plus sûr remède à tous ces maux ? L'émigration. L'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, l'Italie émigrent. La France n'émigre pas, ou elle émigre trop peu.
Or l'émigration créant des vides agit comme foyer d'appel et suscite l'accroissement de la population. Elle rétablit la circulation, l'équilibre, la santé, dans un organisme engorgé et alangui.
L'émigration soutire le trop-plein des capitaux accumulés ; elle dégage l'avenue des carrières encombrées, elle rend la vie plus simple, plus facile, moins coûteuse à ceux qui restent dans la mère patrie. Elle crée aux autres des ressources nouvelles.
L’émigration est une école de hardiesse, de virilité, de dignité. Elle ouvre d’immenses espaces à l’activité même intempérantes des uns. Elle assure aux autres, dans les sociétés déjà anciennes, plus d'ordre et de sécurité.
Mais l'émigration, pour qu'elle produise tous ses effets utiles, ne doit pas s'éparpiller au hasard, et nous aurons à rechercher vers quelles régions de la France extérieure elle devrait être dirigée.
3° Une raison commerciale. — Le jour n'est pas venu d'une liberté universelle des échanges. Le temps n'est plus où un petit nombre de puissances privilégiées alimentaient de leurs produits manufacturiers les marchés du reste du monde. En Europe, tous les États sont devenus plus ou moins industriels. Hors d'Europe, l'Union américaine et dans une certaine mesure l'Inde, la Chine, le Japon, pour ne parler que des pays les plus importants, ont maintenant leurs usines ou commencent à s'en pourvoir. Ainsi le nombre des producteurs s'est considérablement accru ; mais l'étendue des marchés a peu varié. D'où résulte une concurrence terrible entre les producteurs. C'est la guerre, sous une forme commerciale. Chacun s'efforce d'élever des barrières de douanes contre ses voisins, de s'ouvrir des débouchés particuliers.
Si la France veut conserver, avec des industries actives, un travail rémunérateur pour ses ouvriers, des éléments d'échange nombreux et variés pour son commerce, il faut qu'à son antique héritage européen s'ajoute au delà des mers un domaine colonial, vaste, prospère et peuplé.
4° Une raison morale. — Les nations ne sont pas seulement des organismes matériels qui naissent et se développent ou qui souffrent, se décomposent et meurent, ce sont des personnes qui, à leur manière, ont une âme avec un fonds commun d'idées et de sentiments. Ce trésor moral, lentement amassé de génération en. génération, constitue une sorte de foi nationale. Vient-elle à s'évanouir, c'en est fait de la nation elle-même. Si l'on étudie l'âme de la France, on y aperçoit un caractère dominant qui est la sympathie. Le malheur d'autrui l'émeut, l'injustice subie par autrui la blesse autant que si elle souffrait elle-même. Les idées qu'elle conçoit, elle ne peut les garder pour elle seule, il faut qu'elle les élève du particulier à l'universel, et, soit générosité, soit folie, elle n'a point de repos qu'elle ne les enseigne et ne les applique aux autres. Prosélytisme religieux. Prosélytisme politique. Elle a fait les Croisades et la Révolution française. Tout cela est aujourd'hui fini. Mais l'âme de la France est restée la même, elle est tourmentée par la même soif d'idéal et par le même besoin d'action désintéressée. Si vous voulez que la France vive et qu'elle brille encore de tout l'éclat de la gloire et de la santé, inspirez-lui une mission digne de son génie. Or, les nations civilisées, en se partageant le monde, ont assumé le devoir d'améliorer la condition des peuples dont elles prenaient la tutelle. C'est la seule excuse de leurs conquêtes. Jusqu’ici, elles ont plus ou moins sérieusement envisagé leurs obligations. Que la France, prêchant d’exemple, entreprenne donc résolument l’éducation de l’humanité inférieure. Ayons une clientèle croissante d'indigènes à transformer en citoyens. Ouvrons peu à peu, pour leur y faire place, le foyer de la mère patrie. Prosélytisme national. C'est là une œuvre grandiose à laquelle peuvent s'associer, quelles que soient leurs nuances d'opinion, tous les Français. Le Parlement qui l'entreprendra risquera moins de s'abaisser en mesquines querelles ; le cercle de ses débats sera agrandi, le sujet en sera plus élevé, plus émouvant. L'enceinte élargie des Chambres admettra la discussion d'une plus grande part d'affaires humaines. Or ces affaires humaines seront des affaires françaises. Cette fois, notre action au dehors trouvera en elle-même sa récompense. En travaillant pour les autres, nous travaillerons aussi pour nous.

Telles sont les raisons qui justifient la création d'un grand domaine colonial français. Mais il y a plusieurs sortes de colonies.
On peut installer sur divers points du globe des postes purement militaires, des stations navales. — Leur sécurité, toujours précaire, dépend des moyens de défense qu'on y accumule et aussi des dispositions morales des peuples qui les avoisinent. — Exemple : Malte et Gibraltar pour l'Angleterre ; Bizerte, Obock, Diégo-Suarez pour nous.
On peut, surtout dans les régions intertropicales, établir des comptoirs commerciaux, exploiter arec la main-d'œuvre indigène ou étrangère des plantations ou d'autres produits, s'emparer du pays, lui imposer sa suzeraineté ou son gouvernement. Rien n'est sûr, rien n'est terminé, tant que le peuple soumis n'est pas persuadé, et sa conquéte morale est d'autant plus difficile qu'il est plus élevé en civilisation. — Exemple : la Malaisie hollandaise ; l'Inde anglaise ; pour nous, l'Indo-Chine, le Sénégal, le Soudan occidental.
On peut, surtout dans les régions tempérées, créer par l'émigration des peuples nouveaux, semblables aux essaims d'une ruche. — En ce cas, l'assimilation morale est faite d'avance. Il suffit de savoir prévenir toute rupture entre la métropole et ses enfants. — Exemples : les États-Unis, séparés de l'Angleterre, l'Australie, la Nouvelle-Zélande qui lui restent unies ; pour nous, à certains égards, l'Algérie, la Nouvelle-Calédonie.
On peut, dans un pays étranger, établir ou posséder des groupes nationaux qui, bien que séparés politiquement de la mère patrie, ne lui restent pas moins moralement attachés. — Exemple : le Canada français, l'Île Maurice (ancienne Île de France), les Français de la Plata, de l'Égypte.
On peut enfin entretenir avec des peuples étrangers des rapports historiques, religieux, intellectuels ou commerciaux, tels que l'influence morale exercée sur eux offre les avantages d'une sorte de colonisation. — Exemple : les peuples du Levant, amis de la France.
Si l'on entend le mot de colonie dans son sens le plus large et, à notre avis, le plus exact, on voit que les colonies peuvent se classer en deux grands genres, comprenant eux-mêmes cinq espèces principales. Il y a des colonies politiques, c'est-à-dire unies par un lien politique à la mère patrie ; il y a des colonies morales, c'est-à-dire politiquement indépendantes de la métropole, mais qui lui sont unies par un lien moral.
Parmi les colonies politiques, les unes sont surtout militaires ; les autres, qu'on a dénommées souvent d'un mot brutal colonies d'exploitation, nous semblent plutôt mériter le nom de colonies commerciales ; d'autres sont les colonies de peuplement.
Parmi les colonies morales, les unes sont nationales, les autres étrangères.
Il va de soi que certaines colonies, par leur origine et leur situation, sont mixtes et peuvent appartenir à la fois à plusieurs catégories, l'Algérie notamment.
Dans cette nomenclature rapide des diverses sortes de colonies, il est très frappant de remarquer que de tous les moyens de domination qu'un pays puisse exercer sur un autre, le plus durable, le plus puissant est l'influence morale. On règne par la force militaire, par l'organisation administrative, par la prépondérance commerciale. Ce sont là des moyens matériels de s'emparer du sol et de ses habitants ; mais ils sont loin d'être aussi efficaces que la communauté de race, de religion, de langue, de coutumes. Il y a enfin quelque chose de plus fort encore que le lien le la nationalité : c'est, en dépit de toutes les différences ethniques, politiques et confessionnelles, l'adhésion du cœur et de la volonté. Savoir se faire aimer est le principal secret de l'art difficile de la colonisation.
Se faire aimer, c'est régner à la fois par le rayonnement de ses idées et de son génie, et par la chaleur communicative de sa sympathie.
Ne serait-ce pas là au fond le but, lointain il est vrai, que poursuivent inconsciemment les puissances coloniales ? Je ne vois que cette ambition qui soit vraiment digne de tenter en dernière analyse des nations telles que la France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie. Elles se disputent l'avenir, et dans l'avenir, l'honneur de conquérir l’âme de l’humanité. La victoire doit appartenir au plus intelligent et au meilleur. Et qui sera celui-là ? Quel que doive être l'élu des siècles futurs, il a présentement d'autant plus de chances de triomphe qu'il répandra son influence sur un plus vaste espace et en un plus grand nombre de cerveaux pensants. Tous les procédés de colonisation, conquête, domination politique ou commerciale, émigration, annexion morale par la communauté de foi ou de langage, peuvent donc être considérés en fin de compte comme des moyens plus ou moins directs d'atteindre ce but suprême, l'hégémonie intellectuelle et morale.
Pierre Foncin, Annales de géographie (Paris), 1891, Tome premier / 1re année / N 01-4.
Texte intégral sur Gallica
SommaireHaut de page