Le désert du Kara-Koum

par Jules Verne

"Le train file en plein désert. C’est le Kara-Koum, "le désert noir". Il s’étend au-dessus de Khiva sur toute la partie du Turkestan comprise entre la frontière persane et le cours de l’Amou-Daria. En réalité, les sables du Kara-Koum ne sont pas plus noirs que la mer Noire n’est noire, que la mer Blanche n’est blanche, que la mer Rouge n’est rouge, que le fleuve Jaune n’est jaune. Mais j’adore ces dénominations colorées, si erronées qu’elles soient. Dans les paysages, il faut saisir l’œil par les couleurs. Est-ce que la géographie n’est pas du paysage ? Il paraît que ce désert était autrefois occupé par un vaste bassin central. Il s’est desséché comme se desséchera la Caspienne, et cette évaporation s’explique par l’énergique concentration des rayons solaires à la surface des territoires qui se développent entre la mer d’Aral et le plateau de Pamir. Le Kara-Koum est formé de dunes sablonneuses, singulièrement mobiles, que les grands vents menacent de déplacer sans cesse. Les "barkanes", – ainsi les nomment les Russes, – varient en hauteur de dix à trente mètres. Elles offrent une large prise aux terribles ouragans du nord, qui tendent à les repousser vers le sud.
De là, des craintes assez justifiées pour la sécurité du Transcaspien. Il s’agissait donc de le protéger d’une façon efficace, et le général Annenkof eût été fort embarrassé, si la prévoyante nature, en même temps qu’elle lui fournissait un terrain favorable à la création d’une voie ferrée, ne lui avait donné les moyens d’arrêter le déplacement des barkanes.
Au revers de ces dunes poussent nombre d’arbrisseaux épineux, des bouquets de tamaris, de chardons étoilés, et cet "haloxylon-ammodendron", que les Russes appellent moins scientifiquement "saksaoul". Ses profondes et vigoureuses racines sont propres à maintenir le sol, comme "l’hippophae-rhamnoïdes", un arbousier de la famille des éléagnées, qui est employé à fixer les sables dans l’Europe septentrionale.
À ces plantations de saksaouls, les ingénieurs de la ligne ont joint, en divers endroits, certains revêtements de terre glaise pilonnée, et, le long des parties les plus menacées d’envahissement, une ligne de palissades. Utiles précautions, sans doute. Néanmoins, si la voie est protégée, les voyageurs ne le sont guère, lorsque le sable vole comme une mitraille, et que le vent soulève sur la plaine des efflorescences blanchâtres de sel. Il y a de bon que nous ne sommes pas à l’époque des extrêmes chaleurs, et ce n’est ni en juin, ni en juillet, ni en août, que je conseillerai de prendre le Grand-Transasiatique. […]
À la minute réglementaire, le train entre en gare de Tchardjoui, – verste mille cinquième. C’est une importante ville du khanat de Boukharie que le Transcaspien atteignit vers la fin de novembre 1886, dix-sept mois après la pose de la première traverse. Nous ne sommes plus qu’à douze verstes de l’Amou-Daria […]
L’Amou-Daria, c’est l’Oxus des Anciens, le rival de l’Indus et du Gange. Autrefois tributaire de la Caspienne suivant un lit indiqué sur les cartes, il est maintenant tributaire de la mer d’Aral. Alimenté par les neiges et les pluies du plateau de Pamir, il promène ses eaux lentes entre des falaises d’argile et de sable. C’est le "fleuve-mer" en langue turkomène, et son cours se développe sur deux mille cinq cents kilomètres.
Le train s’engage à la surface d’un pont, long d’une lieue, qui enjambe l’Amou-Daria et le domine de onze mètres au-dessus des basses eaux. À son passage, le tablier tremble sur les mille pilotis qui le supportent, groupés par cinq entre chacune des travées, qui sont à neuf mètres l’une de l’autre."
Jules Verne, Claudius Bombarnac, Carnet d'un reporter - Les Voyages extraordinaires, Paris, J. Hetzel, 1892.
 
SommaireHaut de page