Des photographes illustrateurs à l'ère de l'imprimé
extrait du texte de Françoise Denoyelle
La presse illustrée
La presse illustrée publie très largement la nébuleuse
des photographes humanistes. À l’image d’Alexey Brodovitch,
les directeurs artistiques inventifs qui avaient promu la photographie
dans les années 1930 sont désormais installés aux
États-Unis. La mise en page des magazines français, même
des plus prestigieux, n’atteindra plus la perfection que leur
génie créatif avait su impulser.
En revanche, le reportage acquiert ses lettres de noblesse et, en 1964,
la commission de la carte de presse dénombre 650 reporters photographes.
La désignation officielle de reporters-illustrateurs a été
définie pendant l’Occupation par le Groupement national
de la photographie professionnelle présidé par André
Garban. Leurs reportages ne s’inscrivent pas dans l’actualité
et l’événementiel, mais restent centrés sur
la présence de l’homme dont ils captent les centres d’intérêts
et portent témoignage d’une époque. Leurs thématiques
traduisent également les espoirs et les combats du peuple que
diffuse une presse où l’influence du Parti des fusillés
s’organise et se déploie au sein de multiples publications.
Beaucoup de photographes travaillent entre un réalisme poétique
au regard ébloui porteur du charme de la banalité et un
réalisme documentaire beaucoup plus engagé pour dénoncer
la misère endémique des quartiers populaires, et soutenir
la lutte pour la paix alors que s’installe un climat de Guerre
froide.
Les reportages sur les grèves qui secouent la France, dès
1947, dans les mines et la sidérurgie sont publiés dans
les nombreux périodiques comme Regards, mais aussi La
Vie ouvrière, organe de la CGT, ou l’Almanach
de l’Humanité. Contrairement à celles produites
aux Etats-Unis, ces images, par leur diversité, par leur contraste
très maîtrisé, ainsi que par un subtil traitement
des gris, traduisent une ambiance que le manque de produits et de papiers
sensibles ne saurait expliquer à lui seul. Les photographes portent
un regard compassionnel qui cherche plus à prévenir qu’à
accuser. Pour cela, ils maîtrisent l’art de la lumière,
des contre-jours, des clairs obscurs porteurs d’une atmosphère
si particulière.
Paris-Match
Alors que de nombreux titres ont déjà disparu et que s’estompent
les restrictions des matières premières qui limitaient
le développement de la presse, Jean Prouvost, le 25 mars 1949,
inaugure un nouveau modèle de magazine avec Paris-Match,
inspiré de Vu et de Life sans en avoir le génie
inventif. Le succès n’est pas immédiat, mais au
bout d’une année Paris-Match acquiert en France
une position commerciale hégémonique au sein de la presse
magazine d’informations illustrées. Lorsque la pérennité
du titre est assurée, la rédaction offre quelques opportunités
exceptionnelles aux photographes qui forgeront ultérieurement
le mythe d’une "époque bénie du reportage".
Mais si Cartier-Bresson présente sur quatre numéros son
voyage en URSS, et Izis ses photographies de Chagall sur une vingtaine
de pages, ceci reste une exception.
À partir de 1951, la photographie acquiert une place non négligeable
qu’elle soit prise "à la sauvette", "sur
le fil du hasard" ou comme une affirmation de la présence
du photographe, homme parmi les hommes.
Réalités et ses "correspondants de paix"
Au sortir de la guerre, l’actualité mondiale s’inscrit
désormais régulièrement au sommaire des magazines
d’informations, mais de nombreux pays sont encore mal connus du
grand public. L’un des magazines français qui valorise
le mieux ces reportages est le mensuel Réalités,
créé en février 1946 et dirigé par Alfred
Max.
D’une présentation de bonne qualité, Réalités
s’attache davantage à la découverte du monde et
de ses habitants qu’aux événements exceptionnels.
Le périodique se propose surtout de faire découvrir la
vie dans les villages et les métropoles. Dans les premières
années, il a recours à des agences, mais à partir
de 1949-1950, outre Jean-Philippe Charbonnier et Édouard Boubat
ses deux photographes réguliers, il fait appel à des collaborateurs
extérieurs en leur laissant la liberté de choisir leurs
reportages, en respectant leurs images et en leur offrant des moyens,
ce qui est loin d’être le cas dans toute la presse. Ils
ont l’opportunité d’exprimer leur propre vision et
de témoigner du monde tel qu’ils le voient. Doisneau inaugure
ce changement avec "Portrait d’un Français moyen".
Dans leurs reportages Cartier-Bresson, Charbonnier, Bischof, Boubat
font découvrir aux Français des contrées comme
l’Inde, le Japon, l’Égypte… qui semblent encore
"exotiques" ou mal connues. Ces jeunes gens, tel Charbonnier,
sont tous un peu, selon la formule de Prévert concernant Boubat,
des "correspondants de paix".
Dans Réalités comme dans Paris-Match,
l’image s’impose et se déploie sur des pages entières,
le reportage se fait histoire. La conception du reportage, amorcée
dans la presse allemande de la fin des années 1920, est devenu
une réalité que stimule l’exemple de Life
avec lequel la presse française ne peut rivaliser faute de moyens
et de lecteurs suffisants.
De la presse aux livres
Les reportages sur la France sont marqués par une grande diversité
de sujets. La France profonde, déchirée par l’Occupation,
tente de retrouver ses repères et aspire à un besoin de
réconciliation autour de valeurs fondatrices que traduisent bien
des images centrées sur la douceur d’une vie d’autrefois.
Les photographes en captent les dernières bribes comme autant
de témoignages rassérénants. Il en est ainsi pour
"Vive la France" par Doisneau pour Vogue. Les images
de proximité expriment la sympathie et l’intérêt
des opérateurs pour les gens simples, les enfants et les personnes
âgées dans leur univers quotidien dont leurs œuvres
regorgent. Mais la flânerie dans les rues pavées, l’idéalisation
des bas-fonds et les instants de grâce élevés au
rang de merveilleux social ne sauraient résumer la photographie
humaniste. D’autres reportages que publient les périodiques
de gauche, mais aussi ceux qui appartiennent à la presse catholique
engagée traduisent avec force l’âpreté des
conflits sociaux. Ces images n’apparaissent pas ou peu dans les
livres cardinaux de l’époque comme Sortilèges
de Paris où "ce qu’il y a de plus sale et de
plus décrépi, la banlieue s’y déforme et
passe au merveilleux". Ces choix éditoriaux ont façonné
et édulcoré une iconographie de la photographie humaniste
où domine la nostalgie du pittoresque d’un monde révolu.
Ce n’est qu’une des facettes. L’aspect militant de
l’image et de sa légende qui dans la presse dénonce
et accuse est minimisé, voire occulté dans les livres.
D’autres publications, de faible diffusion sont néanmoins
liées à l’histoire de la photographie humaniste.
Le Point est fondé en 1936 par Pierre Betz à Souillac.
Betz, en relation avec les meilleurs photographes, commande des reportages
sur les peintres, les écrivains et les arts. "Notre ami
Robert Doisneau", tel qu’il le crédite, est son principal
collaborateur.
Alors que le papier-journal de médiocre qualité et l’offset,
qui a pris le pas sur l’héliogravure dans la presse illustrée,
n’offrent souvent que de mauvaises conditions de reproduction,
la photographie trouve dans Caractère Noël, sous
la direction du graphiste Maximilien Vox, un support de choix. Cependant,
les périodiques spécialisés en photographie demeurent
sous la coupe des éditions Paul Montel et n’offrent pas
une vitrine de premier plan.