Michael Kenna

De la peinture à la photographie : l'élaboration du regard sur la nature

 

Une fenêtre dans le tableau

Le battement entre la notion de nature et celle de paysage se révèle résolument moderne et suit de près l’évolution de l’art pictural. Les éléments naturels apparaissent dans les miniatures du Moyen Âge, et, toile de fond d’un théâtre, bâtissent le décor stéréotypé et synthétique de scènes religieuses ou historiques appartenant elles-mêmes à un répertoire normé.
Le paysage pictural n’acquiert sa première forme d’existence que par l’insertion de la fenêtre dans le tableau. Encore n’est-il qu’un bref aperçu, une échappée vers un extérieur fantaisiste, construit de pièces et de morceaux agencés dans un cadre ménagé dans le cadre. En somme, le paysage est un élément parmi d’autres. Fragment, ou plutôt signe de la nature, forme codée et miniaturisée du cosmos, il n’est pas représenté pour lui-même, mais symbolise le monde extérieur avec lequel sont en prise les personnages. Son autonomie en tant que genre pictural ne coule pas de source, mais s’établit lentement, à mesure que se fixent les éléments de sa rhétorique et de son vocabulaire, et que les théories esthétiques y trouvent les éléments de disputes savantes et en font le terrain de leurs joutes. L’existence du paysage en art est décidément liée à l’évolution du regard porté sur une nature retravaillée au préalable par la miniaturisation jardinière, et devenue objet de jouissance et de délectation ; existence liée organiquement à l’influence d’un quotidien où la dimension sacrée s’amenuise à mesure qu’augmente l’emprise du matérialisme.
Les matériaux et les outils mis en œuvre au XIXe siècle par la technique photographique étaient connus depuis longtemps : la camera obscura, utilisée par les peintres et les dessinateurs dès la Renaissance, l’invention de la perspective et sa diffusion progressive en Occident, le principe du noircissement des sels d’argent à la lumière, bien connu des alchimistes, ont largement précédé l’invention du médium. Comment expliquer alors l’apparition somme toute tardive de la photographie et le synchronisme des expériences menées séparément dans la même courte période par Wedgwood, Niépce ou Talbot ?
 



 

Un univers discontinu : une succession de fragments

Peter Galassi considère qu’une longue période d’évolution du regard lui-même fut nécessaire avant que le principe fondamental, celui d’une découpe du réel par le moyen du cadrage, soit vraiment adopté. Le cheminement passa par l’émergence du paysage comme genre pictural à part entière, le grand genre demeurant – malgré le rayonnement prodigieux du Lorrain – la peinture d’histoire. Il fallut l’élaboration d’une rhétorique propre à la peinture de paysage, puis l’évolution de cette rhétorique sous l’influence des transformations politiques et sociales du XVIIIe siècle. Deux notions capitales se consolident alors qu’augmente l’intérêt pour la nature : les jardins et le voyage d’agrément, celle de cadre et celle de point de vue. La première revient obstinément dans la terminologie de l’art des jardins. La seconde, théorisée par le pasteur William Gilpin, est le fondement de la théorie du pittoresque. On y reconnaît aisément les paramètres optiques fondamentaux du photographique. « Le voyageur s’efforce de distinguer des plans, d’organiser l’espace en fonction de l’horizon, de guetter tout ce qui l’anime » : il élabore des paysages. Galassi rassemble une moisson d’exemples qui mettent en évidence l’évolution des techniques picturales, des présupposés esthétiques, de la manière de considérer et regarder le monde, et par conséquent de le portraiturer. L’adoption d’un point de vue unique et arbitraire par le peintre, regardeur originel, semble le noyau de toute l’évolution future, celle de la discontinuité de la vue. Le regard ne balaye plus le monde et les divers espaces qui s’offrent de manière fluide, mais se fixe, se focalise sur une portion précise. La succession de fragments qui s’ensuit est fondatrice de la représentation moderne du paysage, mais surtout de la possibilité d’existence de la photographie. La vision fragmentaire s’applique aussi bien aux larges panoramas portant vers l’horizon qu’aux portions de ciels nuageux ou aux études rapprochées de troncs d’arbres peintes par Constable. Sans cette évolution qui mène de la position synthétique d’un paysage arbitrairement reconstruit à celle, analytique, de la fragmentation puis de l’acceptation d’un univers discontinu, la photographie n’aurait été considérée que comme une curiosité sans lendemain. La photographie, en prise directe avec des fragments de réel, ne saurait être un outil de synthèse rassemblant pièces et morceaux en une seule image. La perspective inventée par les artistes de la Renaissance se voulait construction de trois dimensions dans un espace bidimensionnel ; la photographie propose l’inverse, ramène tout à la planéité et implique la collaboration éduquée du regardeur.
 

Le dessin sur le motif

L’évolution de la représentation du paysage fut enclenchée par le souci de réalisme de « l’étude », dessin sur le motif qui n’était aucunement destiné au public. « Même si les artistes de la Renaissance avaient placé la représentation de la nature au fondement d’un art idéal, la distinction théorique entre réel et idéal avait maintenu un vaste écart entre les dessins privés et les peintures destinées à être montrées au public. » La photographie est le fruit d’un travail souterrain et d’une sourde évolution. Les œuvres de Thomas Jones, de Constable, de Valenciennes, apportent maintes preuves de cette transformation inéluctable du regard, préparée il est vrai par les textes de Gilpin et Rousseau, zélateurs du sentiment de la nature et de Burke, qui lui applique la notion du Sublime, cantonné jusqu’alors à la rhétorique.
Au milieu du XIXe siècle, la place de la photographie est rien moins qu’évidente. Baudelaire la stigmatise. Cet objet analytique le révulse. Il y voit l’occasion d’un « culte niais de la nature », un outil propre à évincer l’imagination qui, elle, œuvre synthétiquement, donc artistement. Il considère que « si l’assemblage d’arbres, de montagnes, d’eaux et de maisons, que nous appelons un paysage, est beau, ce n’est pas par lui-même, mais par [lui], par [s]a grâce propre, par l’idée ou le sentiment qu’[il] y attache », et refuse par conséquent à la photographie la moindre légitimité à accéder au rang de l’art. Adhérer à la critique baudelairienne serait nier à quel point le médium a pu transformer la vision du monde et influer sur la peinture. « Quantité d’autres critiques […] se plaignaient de ce que, si la photographie ne pouvait qu’enregistrer, elle ne le faisait même pas correctement. La photographie n’enregistre pas le réel placé face à l’objectif, mais son aspect visible à partir d’un point de vue particulier, en un instant particulier, sous une lumière particulière. La description est exacte, mais en deux dimensions. Le photographe, à son grand dam, ignorerait cela, risquant obstructions et ruptures, juxtapositions involontaires, ruptures ou télescopages d’espaces involontaires. (P. Galassi) » L'esthétique spécifique de la photographie fut perçue comme un catalogue d'erreurs de perspective, de confusion des lignes, d'entropie de l'espace. Elle renouvela néanmoins un art pictural paysager au bord de l'anémie avant de conquérir son propre territoire. Si, comme le déplorait Huysmans, « la peinture morte [avait] de beaux jours devant elle », ils étaient néanmoins comptés.
 
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