Un univers discontinu : une succession de fragments
Peter Galassi considère qu’une longue période d’évolution du regard lui-même fut nécessaire avant que le principe fondamental, celui d’une découpe du réel par le moyen du cadrage, soit vraiment adopté. Le cheminement passa par l’émergence du paysage comme genre pictural à part entière, le grand genre demeurant – malgré le rayonnement prodigieux du Lorrain – la peinture d’histoire. Il fallut l’élaboration d’une rhétorique propre à la peinture de paysage, puis l’évolution de cette rhétorique sous l’influence des transformations politiques et sociales du XVIII
e siècle. Deux notions capitales se consolident alors qu’augmente l’intérêt pour la nature : les jardins et le voyage d’agrément, celle de cadre et celle de point de vue. La première revient obstinément dans la terminologie de l’art des jardins. La seconde, théorisée par le pasteur William Gilpin, est le fondement de la théorie du pittoresque. On y reconnaît aisément les paramètres optiques fondamentaux du photographique
. « Le voyageur s’efforce de distinguer des plans, d’organiser l’espace en fonction de l’horizon, de guetter tout ce qui l’anime » : il élabore des paysages. Galassi rassemble une moisson d’exemples qui mettent en évidence l’évolution des techniques picturales, des présupposés esthétiques, de la manière de considérer et regarder le monde, et par conséquent de le portraiturer. L’adoption d’un point de vue unique et arbitraire par le peintre, regardeur originel, semble le noyau de toute l’évolution future, celle de la discontinuité de la vue. Le regard ne balaye plus le monde et les divers espaces qui s’offrent de manière fluide, mais se fixe, se focalise sur une portion précise. La succession de fragments qui s’ensuit est fondatrice de la représentation moderne du paysage, mais surtout de la possibilité d’existence de la photographie. La vision fragmentaire s’applique aussi bien aux larges panoramas portant vers l’horizon qu’aux portions de
ciels nuageux ou aux études rapprochées de
troncs d’arbres peintes par Constable. Sans cette évolution qui mène de la position synthétique d’un paysage arbitrairement reconstruit à celle, analytique, de la fragmentation puis de l’acceptation d’un univers discontinu, la photographie n’aurait été considérée que comme une curiosité sans lendemain. La photographie, en prise directe avec des fragments de réel, ne saurait être un outil de synthèse rassemblant pièces et morceaux en une seule image. La perspective inventée par les artistes de la Renaissance se voulait construction de trois dimensions dans un espace bidimensionnel ; la photographie propose l’inverse, ramène tout à la planéité et implique la collaboration éduquée du regardeur.