Michael Kenna

Michael Kenna - L’ordre du paysage
par Anne Biroleau

Le paysage tel que nous le percevons au XXIe siècle est, nous l’avons vu, le fruit d’une longue évolution nourrie de pratiques, de disputes musclées et d’œuvres, qu’elles soient philosophiques, plastiques ou littéraires. Le rôle de la culture anglaise dans l’élaboration de la notion et de la perception du paysage est premier et fondateur. De Constable et Turner à Whistler et Bill Brandt, de William Gilpin et Edmund Burke à John Ruskin, la théorie esthétique et la production plastique de cette nation ont largement influé sur l’évolution de la réflexion, de la construction et de la représentation paysagères, non seulement en Grande-Bretagne, mais dans le monde entier.
Michael Kenna, de par ses origines et sa formation, se place au confluent de ces riches courants et paraît clairement l’héritier de la tradition esthétique et photographique anglaise. En sa qualité de voyageur photographe, il est l’héritier lointain des artistes du Grand Tour. Tirant lui-même ses épreuves avec une obstination et une exigence sans concessions, il est l’héritier de Bill Brandt. Revenant cent fois « sur le motif », il avance dans la foulée de maints peintres paysagistes, entre autres les impressionnistes.

L'étude, une œuvre en soi

Le corpus constitué par Kenna au cours de ses multiples voyages n’est lié à aucun souci d’exhaustivité. Comment, en effet, parcourant le monde en diagonales fantaisistes, pourrait-il produire un relevé cadastral ? Cette visée borgésienne de compulsion collectionneuse fût-elle envisageable dans le réel, encore y manquerait-il – quitte à y revenir des années plus tard – toutes les images non élues, éliminées pour des raisons de cohérence, de pertinence ou encore de désintérêt momentané. Bien que l’ensemble de son œuvre personnel soit superposable à l’histoire intime de l’auteur, il n’est représentatif ni d’un territoire circonscrit étroitement ni d’une époque, et semble même surplomber étrangement toute détermination temporelle, être insituable dans une diachronie. La question de la photographie topographique, de la photographie considérée sous les espèces du document et du témoignage sur l’état de l’environnement, est sinon évacuée – toute photographie est de facto un document – du moins tenue à distance, et lorsqu’elle refait surface à la faveur de l’une ou l’autre des séries, il s’agit alors de prise de position lucide, fondatrice d’un projet en soi, envisagé d’emblée dans tous ses linéaments.
Qu’est alors ce corpus ? Nous pouvons le rapprocher, sans l’assimiler à cet usage pour autant, des carnets de dessin qui accompagnaient les voyageurs du Grand Tour ou les peintres classiques et romantiques dans leurs périples. Corpus d’esquisses, d’ébauches, d’essais, de croquis.
Les titres donnés par Kenna à ses photographies – et il y apporte une extrême exactitude – méritent à cet égard un examen minutieux et nous apportent une réponse. Nom précis de lieu, pays, date, voilà qui engagerait la photographie dans le régime du document. Hypothèse vite battue en brèche, car le sous-titre définit clairement le genre : Study/Étude. Toute la pensée sous-tendant le travail de Kenna est subsumée sous ce terme, claire référence à la peinture, et qui, annonçant le caractère partiel de chacune des images, implique de les considérer dans leur masse et leur ensemble. La Study n’est pas le stade préparatoire d’une œuvre ensuite peaufinée et retravaillée, mais se veut d’entrée œuvre parfaitement achevée appelée à se combiner avec d’autres, se révèle comme aspect fermé sur lui-même, qui cependant appelle la possibilité d’une nébuleuse d’autres captures. La perception saisit le monde et ses objets comme « ici et maintenant », avant de les abandonner à la pensée logique ou esthétique. Le tout est antérieur aux parties, mais chacune des parties, riche de sa propre valeur, s’offre à l’expérience du regardeur, à la pratique de l’artiste qui la refaçonne dans le processus dynamique de la création. Nous pourrions rapprocher la conception intellectuelle de la Study, chez Kenna, de la conception phénoménologique de « l’esquisse » que bâtit Husserl dans son exemple fameux de la table, car si « la vue photographique rapproche du réel mieux que ne saurait le faire le réel lui-même (Roland Recht) », une figure y advient aux dépens d’une autre, tout aussi légitime. La multiplicité des points de vue est un moyen de déborder leur exiguïté.

La gloire du lieu

Que montre alors ce corpus ? Il s’agit de capturer la fragilité de l’instant, la gloire du lieu, de restituer la stupeur esthétique du surgissement ; la composante émotionnelle y est primordiale. Le paysage comme expression d’un état d’âme ? C’est là une vieille lune, une posture vidée de sa puissance créatrice, réifiée après que Caspar David Friedrich l’a portée à son zénith. La conception photographique et paysagère de Kenna nous paraît plus proche de la théorie orientale de l’art du paysage, où ce n’est pas le contemplateur qui se projette dans le paysage et se l’approprie comme métaphore de son moi, mais, au rebours, le paysage lui-même qui se manifeste et s’exprime face au contemplateur et à l’artiste. Tout l’inverse de la conception romantique. Un paysage doué d’une puissance, d’un souffle et d’une énergie, un paysage qui s’exprime et, apparaissant, n’exprime autre chose que lui-même. « Lorsque vous vous trouvez dans un lieu, il est nécessaire d’entrer en phase avec ce lieu, que ce soit un jardin formel, un site industriel ou un jardin d’enfants. Vous devez établir une relation positive, […] ne pas avoir l’impression d’envahir ou de voler quelque chose. Qu’il s’agisse d’un arbre ou d’une aciérie, vous engendrez de mauvaises vibrations si vous dérobez quelque chose, si au lieu de vous demander “que puis-je apporter à ceci ?” vous vous demandez “que pourrais-je bien en tirer ?”. […] Quoi que l’on photographie, la première question à poser est : “M’autorises-tu à te photographier ?” […] J’essaie d’apporter ma contribution plutôt que d’emporter quoi que ce soit. » Propos qui entrent en résonance avec ceux de Bill Brandt : « C’est en partie le travail d’un photographe que de voir plus intensément que les autres gens. Il doit posséder et conserver en lui la disponibilité de l’enfant qui découvre le monde ou du voyageur qui entre dans un pays pour la première fois. »
Il n’est pas de contradiction entre le processus de la perception et la puissance, la persistance dans l’être, du paysage. Bien au contraire, cette approche est féconde en nouveauté, économe en apories, avare en psychologisme. Le corpus kennien, qu’il s’attache à l’Occident ou à l’Orient, nous surprend en effet par la force avec laquelle l’image s’imprègne du genius loci, par son habileté protéiforme à épouser souplement l’atmosphère et la topographie des lieux quels qu’ils soient, à en manifester le corps, les textures, la mémoire, à en véhiculer jusqu’aux sensations non visuelles, bruits et odeurs. Kenna, dans son œuvre, opère un renversement des processus de pensée et de création idiosyncrasiques à l’Occident. Il ne domine ni ne mesure le monde, il le laisse éclore et respirer. Ses images nous invitent à la contemplation.
 
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