L’illusion, alliée à l’étrangeté et au goût de l’exotisme, règne dans les jardins anglais de Stowe, Chiswick, Claremont, Carlton House… Gilpin, qui pousse le bouchon assez loin, professe que, pour la bonne apparence d’un monument, « ce ne serait pas du ciseau mais du marteau destructeur dont il faudrait faire usage ; il faudrait en renverser une moitié, déformer l’autre, et disperser autour ses membres mutilés, en un mot, d’un bâtiment fini avec soin, faire une ruine agreste. Assurément aucun peintre n’hésiterait dans le choix à faire entre ces deux objets. […] en un mot, au lieu d’un objet net, faites-en un rude ; et vous le rendrez par cela seul pittoresque. »
La passion des « fabriques », subtilement théorisée par Girardin, trouvera son aboutissement grotesque chez Bouvard et Pécuchet, architectes béats d’
un désastre horticole. Kenna a réalisé une somptueuse série consacrée au Désert de Retz, joyau français du jardin de ruines. L’atmosphère théâtrale et crépusculaire de ces vestiges factices mêlés au désordre des sous-bois et des bosquets lui permet de déployer toute la gamme des émotions et des subtilités paysagères, du nacré vaporeux des feuillages automnaux
au rugueux terrifiant des écorces séculaires. Est-il, dans l’œuvre de Kenna, image plus cauchemardesque que celle de la célèbre colonne brisée, dissimulée par un arbre dont la matière ligneuse monstrueuse, devenue folle, cancérise l’espace et fracture l’image de part en part
? Retour du chaos primordial ? Gardons en mémoire l’hypothèse d’une expression du paysage lui-même par la médiation de l’artiste : ce n’est pas le photographe qui s’offre ici une métaphore bon marché de ses états d’âme, mais sa lucidité qui permet objectivement aux monstres et aux génies cachés dans la nature de se montrer à lui.