« Dès que j’ai regardé, avant même – à peine avais-je vu ces paysages, je les ai sentis m’attirer comme ce qui se dérobe […]. » Le battement entre l’apparaître et le disparaître du paysage, sa réserve et sa capacité de transformation, se traduisent plus aisément dans l’image langagière que par la peinture ou la photographie. La
description mobile des clochers de Martinville par Proust place le narrateur au bord du précipice, le vertige déclenchera sa vocation littéraire. Comment rendre palpable notre relation à l’apparaître de choses à l’état indistinct, transitoire, quand la présence se délitant ne se laisse plus envelopper par notre faculté de perception ? Qu’est donc ce possible que ne peuvent agripper les tenailles de la
mimesis ? Proust, Cézanne, Braque, ouvrent la porte étroite de cette appréhension du monde, plus tâtonnante encore d’être détachée des certitudes de la magie ou du réalisme : innommable sinon dans l’alternative du il y a/il n’y a pas, dans la corrélation et l’alternance entre visible et invisible, campant sur ce qui leur tient lieu de frontière et se tient en réserve aux franges du visible. « […] la photographie nocturne n’est pas une science exacte. C’est un champ de réflexion extrêmement subjectif […]. Elle a un caractère très imprévisible – nos yeux ne sont pas capables de voir simultanément, comme un film. Aussi ce qui va être photographié est souvent, pour nous, impossible à voir. »
La photographie nous présente ordinairement des états tranchés, distincts, liés à la rapidité de la saisie et à l’irréversibilité de la trace. Kenna, nous l’avons vu, opère dans un autre champ, celui de l’impossible à voir et de la durée d’apparition, tout l’inverse de « l’instant décisif ». Il nous faut, face aux images de Kenna, nous demander quel retournement de la perception se produit. L’esquisse proposée par Husserl n’est évidemment pas le « produit photographique », le domaine de l’esquisse est encore celui du sujet percevant : nous ne quittons pas « le monde comme volonté et représentation ».