Michael Kenna

La ville et l'industrie

Si l’on se réfère à la singularité du point de vue, la description du paysage ne peut être que particulière et subjective, les propriétés observables et de facto observées « n’accrochent » pas et ne signifient pas de même pour tous les regardeurs, les incitations et les traversées relèvent de l’expérience personnelle et d’une visée subjective. Cette considération mérite d’être pondérée et nuancée par le recours à l’expérience commune et à son homogénéité, qui atteste de notre vision du monde, et de ce que, nonobstant de menus écarts différentiels, nommant collines, sentiers, rues, maisons, arbres ce que nous voyons, nous parlons tous de la même chose. Les éléments que nous relevons dans le paysage dessinent les contours de groupes iconiques, esquissent des physionomies culturelles singulières ; nous pouvons établir des typologies des bâtiments, des « tables des matières » des éléments. Il va sans dire que nous différencions aisément l’urbain et le rural, moins aisément peut-être l’aire orientale moderne de l’occidentale, et qu’identifiant ces différences nous plaçons tel paysage plus ou moins haut sur une échelle de valeur, esthétique, écologique ou, plus personnelle, de désir – nous désirons des paysages de même que nous désirons des êtres. La thématique kennienne du paysage s’écarte délibérément de cette démarche d’évaluation du contenu pour ne s’attacher qu’à l’expression et à ses défis, et prend en compte les aspects et les thèmes visibles et figurables, sans exclusive aucune.
Les œuvres de jeunesse de Kenna, largement influencées par Bill Brandt à qui il rend un vibrant hommage et dédie une photographie, nous mènent dans les villes noires, les cités industrielles du nord-ouest de l’Angleterre. Nous recensons un vocabulaire iconographique du sombre, du fuligineux, du charbonneux, travaillé avant lui par Whistler, Monet, ou Turner. La misère du prolétariat du XIXe siècle apparaît en filigrane dans les vues de ruelles étroites et malsaines, de cheminées d’usines, de lumignons avares, de ciels chargés de suie que le soleil perce à peine.

Une rhétorique de la tension

Il ne s’agit pas encore d’agencements systématiques, de travail en série, mais de vues isolées. Kenna envisage une autre stratégie de l’espace figuratif dans les travaux consacrés aux grands sites industriels du Rouge (Michigan) et de Ratcliffe (Angleterre). Nous voyons s’élaborer une rhétorique de la tension, gouvernée par les masses et les graphismes, combinant structure, sculpture, ligne et volume. Nous nous demandons parfois en quelle niche a pu se réfugier la notion de sublime, non au sens débile de « super joli », mais au sens kantien originel du terrible, de ce qui engendre la stupeur. Le sublime reparaît précisément ici, travaillé de manière moderne et lucide, dans les paysages industriels de Kenna. Si objectivement belles que soient les tours de refroidissement monumentales de la centrale électrique de Ratcliffe, leur apparition dans les lueurs nocturnes inspire la peur des apocalypses à venir.
Avec ces travaux s’affermit aussi le principe de la construction par projets, de la série travaillée sur le long terme dans la profusion des prises de vue. « La première fois, je commence par l’extérieur et je fais les photos les plus évidentes ; la seconde fois, j’y regarde d’un peu plus près. Les images deviennent plus intéressantes ; la troisième fois, le défi est plus important, et à chaque occasion successive les images gagnent en force, bien qu’elles soient de plus en plus difficiles à obtenir. » Kenna nous montre le paysage comme un moment d’un lieu, où s’exercent des forces esthétiques. (Encore serait-il utile, sans nul doute, d’affûter davantage la notion de lieu.) Le principe du projet, de la série, articule chaque ensemble comme une narration, sinon le grand récit de l’histoire, du moins celui, plus modeste dans ses ambitions, de l’aventure personnelle et biographique de l’artiste.
Pour un artiste enclin à la solitude et au silence, photographier New York et les grandes mégapoles en cours d’édification peut confiner au masochisme. Mais Kenna veut nous montrer, dans l’urbain, le justement nommé tissu : chaîne, trame, matière, moires, éclats, lignes, franges, motifs, sutures, trous… Sensuel et tactile, organique.
Photographiant les Skylines, il rend intelligible la décision d’ouverture architecturale qui caractérise la conception moderne de la ville. L’horizon n’appartient ni au ciel ni à la terre, il n’est que la ligne imaginaire où ils se rencontrent, mais il est ici brutalement matérialisé, le ciel ne rejoint pas l’eau mais butte contre la barre crénelée des architectures. New York, saisi du sommet des gratte-ciel, figure l’entassement d’un jeu de cubes, et Kenna, jouant subtilement de la hauteur inégale des structures architectoniques, débusque dans le vertical l’implantation horizontale cœrcitive de la grille urbaine. Vue en plongée ou contre-plongée, la ville moderne n’est plus taillée à la dimension du flâneur ou du promeneur, mais à celle du flux de circulation et du déplacement rapide, gouvernés par des fonctions économiques et non par le rythme naturel. Empilement inquiétant de maintes tours de Babel et thrombose des artères toujours menaçante.
 
    
 

Les ponts

Pourquoi montre-t-il une telle obstination dans la représentation du pont ? Prague, Paris, New York, San Francisco, ils y passent tous… le thème est trop récurrent pour ne pas être significatif. Nous trouvons une évidente réponse dans l’analyse de Heidegger : « [Le pont] ne relie pas seulement deux rives déjà existantes […]. Avec les rives le pont amène au fleuve l’une et l’autre étendue de leurs arrière-pays. Il unit le fleuve, les rives et le pays dans un mutuel voisinage. Le pont rassemble autour du fleuve la terre comme région. […] Ainsi ce n’est pas le pont qui d’abord prend place en un lieu pour s’y tenir, mais c’est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu. » Pour reprendre les termes de Heidegger, c’est la « relation du lieu à l’homme qui s’arrête en lui » qui sous-tend la thématique du pont et de la ville dans l’œuvre de Kenna.
 
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