Michael Kenna

La structure et l'échelle

Le paysage en photographie est un espace à la fois figuratif et temporel, mais un espace isolé, en raison du « point de vue » à partir duquel l’auteur l’élabore. Il s’agit d’un prélèvement, d’une découpe qui désactive les autres aspects et les autres éléments de l’ensemble abordé. L’image isolée, l’espace sélectionné relèveraient par conséquent d’un statut oscillant entre la métonymie, l’exemple et l’échantillon. Cet espace n’en demeure pas moins lié subtilement à une totalité, celle du « pays », du « territoire », et à une temporalité, la date et la saison de sa prise. Une tension dynamique naît de cette coupure et de cette plénitude, de la relation entre ce fragment et son spectateur, qui est d’abord son auteur. Il ne s’agit pas de mettre cette dynamique à contribution pour interpréter l’image photographique comme un récit ou une narration, nous savons que le récit photographique ne peut dérouler pour nous que le déjà connu, ce que nous y insérons nous-mêmes.
 

La Stimmung du paysage

L’image riche de formes, d’éléments, de structures, de signes, partie d’un tout devenant à son tour un ensemble autonome, s’informe et s’ancre dans ce que Simmel nomme la Stimmung du paysage, expression créatrice active et unifiante propre à un paysage particulier et à lui seul. La Stimmung nous permet d’appréhender de quelle façon la notion de paysage, par un acte intellectuel autant que plastique, se détache de celle de nature, de comprendre par là que tout paysage est l’exposition du projet de son concepteur et de celui qui le regarde, car « au-delà de l’agrément, de la richesse ou du charme, le style d’un paysage qui nous émeut engage aussi ce qu’on appelle couramment une vision du monde ». « Mais pour que naisse le paysage, il faut indéniablement que la pulsation de la vie, dans la perception et le sentiment, se soit arrachée à l’homogénéité de la nature, et que le produit spécial ainsi créé, après transfert dans une couche entièrement nouvelle, s’ouvre encore de soi à la vie universelle et accueille l’illimité dans ses limites sans failles (Georg Simmel, "Philosophie du paysage"). » Ce matériau limité est d’une diversité infinie, les points de vue qui y président, les formes que ses éléments composent sont tout autant multiples. Point de vue. Tel est le processus fondamental de la photographie, son nom originel.

Variations d'échelle et mise en crise de la symétrie

Avant de nous attacher aux thématiques, aux formes, aux éléments, aux constructions des images de Kenna, il nous faut élucider les raisons de l’étrange inquiétude qui nous saisit devant ses photographies. Inquiétude du point de vue, et par conséquent de l’échelle qu’il engendre et gouverne. Il est à vrai dire impossible de découvrir dans l’œuvre de Kenna un invariant de position, une afféterie, une habitude de mise en place, un topos. La photographie est d’emblée un prélèvement, une donnée massive, pourtant, chez lui, le paysage, les détails, la perspective semblent malléables à volonté. Kenna n’est pas en vain le compatriote de Gulliver et d’Alice. Il grandit, rapetisse, marche sur les toits, surgit de trous de souris, plane sur les eaux… Soit il domine le panorama, soit il est dominé, voire englobé par lui ; bref, il semble sans cesse changer d’échelle, et nous, regardeurs, perdons celle du réel photographié. Si nous essayons d’y voir plus clair, il faut nous attacher au format des images. Les œuvres de jeunesse sont pour la plupart conçues dans le format rectangulaire, peu ou prou celui du parcours naturel de l’œil humain, rectangle vertical ou horizontal qui offre au regard un espace familier, celui du balayage, de la « promenade » à l’intérieur du cadre. Il privilégie depuis plusieurs années le format carré, contraignant pour le photographe en ce qu’il induit une symétrie naturelle, déroute les habitudes visuelles et bloque la composition de tous côtés. La réplique à la contrainte des diagonales parfaites, le remède au fastidieux équilibre idéal résident dans la mise en crise de la symétrie. Les coupures peuvent être abruptes (The Rouge ; Ratcliffe), les bords, peu sûrs de leurs frontières (série Japan), les lignes, subtilement décentrées, les masses, basculées, les surfaces horizontales, relevées à la verticale, ou les verticales, abaissées.
La perspective, malgré sa constitutive servitude de centralité, subit tous les outrages dans les deux dimensions de la surface. La profondeur de champ peut aller jusqu’à provoquer un sidérant effet de trompe-l’œil ; mais les constructions, en leur virtuosité, demeurent toujours analysables et suffisent à ordonner le tohu-bohu visuel du site du Rouge ou à animer les fadeurs des étendues pâles d’Hokkaido. « D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu une passion pour les surfaces, les choses en deux dimensions. » De plus, ajoute Kenna, « comme photographes, nous travaillons sur un plan à deux dimensions, réduisant ce monde étonnant plein de sens, de couleurs, d’odeurs, de textures, à ce petit rectangle blanc et noir en deux dimensions. Aussi il est nécessaire qu’on reconnaisse une troisième dimension dans le résultat final. Une photographie est une illusion en deux dimensions qui se réfère à une réalité en trois dimensions. »
Le trouble dans l’appréciation de l’échelle naît également du vide de représentation humaine. Les photographes, au XIXe siècle, aimaient rendre perceptible la dimension réelle des monuments en insérant à leur proximité un « personnage témoin » investi du rôle ingrat de mètre étalon, Kenna s’en garde bien.
L’absence délibérée de présence humaine n’est, à l’évidence, pas organiquement liée au souci de troubler l’espace, elle y contribue néanmoins. S’attachant au seul paysage, l’artiste « peut réunir les éléments en groupes variables, déplacer les accents, faire varier les centres et les limites ». La figure humaine qui effectue tout cela en elle-même, de par son essence, « norme qui détermine les quantités et les proportions de ce qui l’entoure », comme le fait encore remarquer Simmel, ne peut guère s’intégrer au travail du paysage tel que l’envisage Kenna.
 
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