Avant de nous attacher aux thématiques, aux formes, aux éléments, aux constructions des images de Kenna, il nous faut élucider les raisons de l’étrange inquiétude qui nous saisit devant ses photographies. Inquiétude du point de vue, et par conséquent de l’échelle qu’il engendre et gouverne. Il est à vrai dire impossible de découvrir dans l’œuvre de Kenna un invariant de position, une afféterie, une habitude de mise en place, un
topos. La photographie est d’emblée un prélèvement, une donnée massive, pourtant, chez lui, le paysage, les détails, la perspective semblent malléables à volonté. Kenna n’est pas en vain le compatriote de Gulliver et d’Alice. Il grandit, rapetisse, marche sur les toits, surgit de trous de souris, plane sur les eaux… Soit il domine le panorama, soit il est dominé, voire englobé par lui ; bref, il semble sans cesse changer d’échelle, et nous, regardeurs, perdons celle du réel photographié. Si nous essayons d’y voir plus clair, il faut nous attacher au format des images. Les œuvres de jeunesse sont pour la plupart conçues dans le format rectangulaire, peu ou prou celui du parcours naturel de l’œil humain, rectangle vertical ou horizontal qui offre au regard un espace familier, celui du balayage, de la « promenade » à l’intérieur du cadre. Il privilégie depuis plusieurs années le format carré, contraignant pour le photographe en ce qu’il induit une symétrie naturelle, déroute les habitudes visuelles et bloque la composition de tous côtés. La réplique à la contrainte des diagonales parfaites, le remède au fastidieux équilibre idéal résident dans la mise en crise de la symétrie. Les coupures peuvent être abruptes (
The Rouge ; Ratcliffe), les bords, peu sûrs de leurs frontières (série
Japan), les lignes, subtilement décentrées, les masses, basculées, les surfaces horizontales, relevées à la verticale, ou les verticales, abaissées.