La "physiologie" de la lecture
L'acte primaire consistant à parcourir la page des yeux n'est pas, lui non plus, un processus continu et systématique.
On suppose généralement que, lorsque nous lisons, nos yeux se déplacent en douceur, sans interruptions, le long des lignes sur une page, et que lorsque nous lisons des caractères occidentaux, par exemple, nos yeux avancent de gauche à droite. Tel n'est pas le cas.
Il y a un siècle, l'ophtalmologue français Emile Javal a découvert qu'en réalité nos yeux font des bonds sur la page ; ces bonds ou saccades se produisent trois ou quatre fois par seconde, à une vitesse d'environ deux cents degrés par seconde. La vitesse de déplacement de l'œil sur la page – et non ce déplacement en lui-même – interfère avec la perception, et ce n'est que pendant les brèves pauses entre les déplacements que nous "lisons" véritablement. Pourquoi la sensation que nous procure notre lecture est liée à la continuité du texte sur la page ou au déroulement du texte sur l'écran, et non aux mouvements saccadés de nos yeux, c'est une question à laquelle les scientifiques n'ont pas encore trouvé de réponse.
Tout en suivant le texte, le lecteur en exprime le sens à l'aide d'une méthode complexe où s'enchevêtrent significations apprises, conventions sociales, lectures antérieures, expérience individuelle et goût personnel. Lorsqu'il lisait dans l'académie du Caire, Al-Haytham n'était pas seul ; derrière lui, en train de lire par-dessus son épaule, planaient les ombres des érudits de Basra qui lui avaient appris la calligraphie sacrée du Coran, le vendredi, à la mosquée, celles d'Aristote et de ses commentateurs lucides, celles des relations occasionnelles avec qui il était arrivé à Al-Haytham de discuter d'Aristote, et celles des divers Al-Haytham qui, au long des années, étaient devenus le savant qu'Al-Hakim avait invité à sa cour.
Ce que tout cela semble impliquer, c'est que moi, assis devant mon livre, de même qu'Al-Haytham avant moi, je ne perçois pas seulement les lettres et les espaces des mots qui composent le texte. Afin d'extraire un message de ce système de signes noirs et blancs, je commence par appréhender le système de manière apparemment erratique, de mes yeux volages, et ensuite je reconstruis le code dans mon cerveau grâce à une chaîne de neurones qui relie les signes et les traite. Cette chaîne varie en fonction de la nature du texte que je lis – et qui imprègne ce texte de quelque chose – émotion, sensation physique, intuition, connaissance, âme – qui dépend de ce que je suis et de la façon dont je suis devenu ce que je suis.
"Pour comprendre un texte, écrivait le Dr Merlin C. Wittrock dans les années quatre-vingt, nous ne nous contentons pas de le lire, au sens propre, nous lui fabriquons aussi une signification."
Dans ce processus complexe, "les lecteurs prennent le texte en charge. Ils créent des images et des transformations verbales afin de s'en représenter le sens. Plus impressionnant encore, ils produisent du sens en cours de lecture en établissant des relations entre leur savoir, des souvenirs de leurs expériences, et les phrases, paragraphes et passages du texte écrit." Lire ne consiste donc pas en un processus automatique d'appréhension du texte comparable à la manière dont un papier photosensible est impressionné par la lumière, mais en un étonnant processus labyrinthique de reconstruction, commun à tous et néanmoins personnel.
Que la lecture soit indépendante de l'écoute, par exemple, qu'elle consiste en un seul processus physiologique distinct ou en une grande variété de tels processus, les chercheurs ne le savent pas encore, mais beaucoup estiment que sa complexité peut être aussi grande que celle de la pensée.
La lecture, d'après le Dr Wittrock, "n'est pas un phénomène individuel et anarchique. Mais ce n'est pas non plus un processus monolithique et unitaire en vertu duquel une seule signification serait correcte. Il s'agit plutôt d'un processus génératif qui reflète la tentative disciplinée du lecteur d'élaborer un ou plusieurs sens dans le cadre des règles du langage."
"Une analyse complète de ce que nous faisons quand nous lisons, admettait le chercheur américain E. B. Huey à l'aube de notre siècle, représenterait à peu de chose près, pour un psychologue, le couronnement de son œuvre, car elle reviendrait à décrire un très grand nombre des mécanismes les plus délicats du cerveau humain.
"Nous sommes encore loin d'une réponse. Mystérieusement, nous continuons à lire sans définition satisfaisante de ce que nous faisons. Nous savons que la lecture n'est pas un processus explicable selon un modèle mécanique ; nous savons que ce processus se produit dans certaines zones définies du cerveau, mais nous savons aussi que ces zones ne sont pas seules à y participer ; nous savons que le processus de la lecture, comme celui de la pensée, dépend de notre capacité de déchiffrer le langage et de nous servir de ce matériau dont sont faits texte et pensée.
La crainte que semblent exprimer les chercheurs est que leur conclusion mette en cause le langage même dans lequel ils la formulent : que le langage puisse être en soi une absurdité arbitraire, qu'il ne puisse rien communiquer sinon dans son essence bégayante, qu'il puisse, pour exister, dépendre presque entièrement non de ceux qui l'énoncent mais de ceux qui l'interprètent, et que le rôle des lecteurs consiste à rendre visible – selon la belle expression d'Al-Haytham – "ce que l'écriture suggère par des allusions et des ombres".
Alberto Manguel, Une Histoire de la lecture, Actes Sud, 1998