Lire les ombres
"Le plus aiguisé de nos sens est celui de la vue", écrivait Cicéron, remarquant que lorsque nous voyons un texte nous nous en souvenons mieux que si nous ne faisons que l'entendre.
Saint Augustin loue (et puis condamne) les yeux comme la porte d'entrée du mondes, et saint Thomas d'Aquin dit de la vue qu'elle est le plus grand des sens grâce auxquels nous acquérons la connaissance.
Une chose au moins paraît évidente à tout lecteur : les lettres sont appréhendées au moyen de la vue. Mais par quelle alchimie ces lettres deviennent-elles des mots intelligibles ? Que se passe-t-il en nous lorsque nous nous trouvons devant un texte ? Comment les choses vues, les "substances" qui arrivent par les yeux dans notre laboratoire intérieur, les couleurs et les formes d'objets et de lettres, deviennent-elles lisibles ? Qu'est-ce, en vérité, que cet acte que nous appelons lire ?
La lecture commence par les yeux
Au Ve siècle avant J.-C., Empédocle décrit l'œil comme né de la déesse Aphrodite, qui "enveloppa un feu de membranes et d'étoffes délicates ; celles-ci le protégeaient des eaux profondes courant alentour, mais laissaient passer vers le dehors les flammes intérieures".
Plus d'un siècle plus tard, Epicure imagine que ces flammes sont faites d'atomes minuscules qui jaillissent de la surface de tous les objets et pénètrent nos yeux et nos esprits, telle une pluie continue et ascendante, pour nous imprégner des qualités de chaque objet.
Euclide, contemporain d'Epicure, avance la théorie contraire, selon laquelle des rayons issus de l'œil de l'observateur appréhendent les objets observés. Des problèmes apparemment insurmontables entravaient l'une et l'autre théorie. Par exemple, dans la première, dite théorie de "l'intromission", comment les atomes émis par un objet de grande taille – un éléphant ou le mont Olympe – pourraient-ils entrer dans un espace aussi petit que l'œil humain ? Quant à la seconde, la théorie de "l'extromission", quel rayon issu des yeux pourrait, en une fraction de seconde, atteindre les lointaines étoiles que nous voyons chaque nuit ?
Aristote contre Epicure
Quelques décennies plus tôt, Aristote avait énoncé une autre théorie. Corrigeant d'avance Epicure, il soutenait que c'étaient les qualités de l'objet observé – et non une émission d'atomes – qui parvenaient à travers l'espace jusqu'à l'œil de l'observateur, de sorte que celui-ci n'appréhendait pas les dimensions réelles, mais la forme et la taille relative d'une montagne.
D'après Aristote, l'œil humain, tel un caméléon, absorbe la couleur et même la forme de l'objet observé et transmet cette information, via les humeurs oculaires, sur les toutes-puissantes entrailles (splanchna), un conglomérat d'organes comprenant le cœur, le foie, les poumons, la vessie et les vaisseaux sanguins, qui exerce son empire sur le geste et les sens.
La théorie de Galien
Six siècles plus tard, le médecin grec Galien propose une quatrième solution qui contredisait Epicure et appuyait Euclide.
Galien suggère qu'un "esprit visuel" né dans le cerveau traverse l'œil en parcourant le nerf optique et s'en va dans l'atmosphère. Celle-ci, dès lors capable de perception, appréhende les qualités des objets perçus quelle que fût la distance à laquelle ils peuvent se trouver. Ces qualités sont retransmises par l'œil jusqu'au cerveau et, par le cordon médullaire, aux nerfs commandant les sens et le mouvement.
Pour Aristote, l'observateur est une entité passive recevant à travers les airs l'objet observé, qui est alors communiqué au cœur, siège de toutes sensations – y compris la vue.
Pour Galien, l'observateur, en rendant l'air sensible, joue un rôle actif, et la capacité de voir se trouve profondément enracinée dans le cerveau.
La "vision" du Moyen Âge
Les savants du Moyen Age, pour qui Galien et Aristote sont la source première de toute connaissance scientifique, pensent en général qu'on peut découvrir une relation hiérarchique entre ces deux théories.
La question n'est pas qu'une des théories prît le pas sur l'autre ; l'important est d'extraire de chacune une compréhension des relations entre les différentes parties du corps et le monde extérieur – et aussi de leurs relations entre elles. Au XIVe siècle, le médecin italien Gentile da Foligno décrète qu'une telle compréhension est "aussi essentielle à la médecine que l'apprentissage de l'alphabet l'est à la lecture", et rappelle que saint Augustin, entre autres Pères de l'Eglise, avait déjà considéré la question avec attention. Pour saint Augustin, le cerveau et le cœur exercent tous deux la fonction de bergers de ce que les sens emmagasinent dans notre mémoire, et il emploie le mot colligere (qui signifie à la fois "recueillir" et "résumer") pour décrire la façon dont ces impressions sont récoltées dans des compartiments distincts de la mémoire et "rassemblées hors de leurs anciens repaires, car il n'est d'autre lieu où elles puissent aller".