Le "rituel" autour des lunettes
Ce sont tous gestes communs : on sort ses lunettes de leur étui, on les nettoie avec un mouchoir en papier, le bord d'une blouse ou le bout d'une cravate, on les pose sur son nez, calées derrière les oreilles, avant d'examiner la page désormais nette que l'on tient devant soi. Ensuite, on les remonte ou on les pousse vers le bas sur l'arête luisante du nez afin de mettre au point sa vision des lettres et, au bout d'un moment, on les ôte et on se frotte la peau entre les sourcils, en serrant les paupières pour maintenir à distance l'attrait de sirène du texte. Dernier acte : on les enlève, on les replie et on les glisse entre les pages du livre pour marquer la page où on a cessé de lire ce soir-là. Dans l'iconographie chrétienne, sainte Lucie est représentée portant deux yeux sur un plateau ; les lunettes sont, en effet, des yeux que les lecteurs à la vue faible peuvent mettre et enlever à volonté. Elles sont un organe détachable, un masque à travers lequel on peut observer le monde, une créature semblable à un insecte qu'on porterait sur soi, telle une mante religieuse apprivoisée. Discrètes, assises jambes croisées au-dessus d'une pile de livres ou attendant sur le coin encombré d'un bureau, elles sont devenues l'emblème du lecteur, un signe de sa présence, un symbole de son activité.