La lecture et le corps
Roland Barthes avait beaucoup choqué lorsque, dans un congrès de professeurs de français, il avait déclaré lire le plus souvent et avec le plus de profit dans ses toilettes.
Il y a dans la lecture de divertissement, et dans toute lecture, une position du corps : assis, couché, en public, solitaire, debout… Au-delà des attitudes propres à des générations ou à des données techniques (la chandelle, la lampe de chevet…) ou climatologiques, une disposition personnelle de chacun à lire, voire un rite. Nous sommes un corps lisant, qui fatigue ou qui somnole, qui baille, éprouve des douleurs, des picotements, souffre de crampes…
Il y a même une institution du corps lisant et une histoire des représentations – des poses – à valeur de modèles de l'acte de lire nous apprendrait beaucoup. Il suffit de regarder une photographie d'écrivain prise au siècle dernier pour comprendre et voir ce qu'on entend physiquement – et donc idéologiquement – par lire.
On nous impose – qui est ce on ? – des attitudes lisantes : lectures rêveuses (Baudelaire, Hugo), lectures profondes (la tête entre les mains), lectures absentes (Jean Lorrain, le visage fardé, mollement allongé sur son sofa…). Nous nous plions à des modèles, à une typologie des actes de lecture que véhiculent toutes les formes de l'iconographie publique et l'institution scolaire.
À travers ces attitudes de lecteur, se donnent des rapports au livre, c'est-à-dire la possibilité de constituer des sens.
À l'inverse, le livre, saisi comme genre, donne la position de sa lecture. Sans dire, comme Rousseau, qu'il est des livres qu'on lit d'une seule main, il est vrai que le livre souvent indique ou incite à choisir le lieu de sa lecture. Lire en public un ouvrage de philosophie ou un texte pornographique, c'est, à travers la provocation, reconnaître que de tels livres constituent d'eux-mêmes l'espace de leur lecture.
Mais plus largement, notre corps lit, et pas seulement par le biais des yeux et de notre psychisme, puisqu'il y a un investissement du sens par la conscience éprouvée de la maladie, de la santé, de la mort. Ce que je veux souligner, c'est ce qui est travaillé de notre corps par le texte ouvert. À ne pas confondre avec ce qui est mû dans notre corps par le livre en lecture.
Le corps lisant est un libre choix et une contrainte car il relève d'attitudes modèles (semblables aux modèles de la distinction), de déterminismes biologiques, d'un dispositif propre au genre du livre lui-même, mais aussi d'une liberté où intervient – dans une mesure qui lui est propre, et qu'il ne peut s'agir de quantifier – le singulier.
Mais sur ce plan, lecteur et situation de lecture montrent en réalité une histoire moins personnelle que collective. Il est étonnant de voir comment un public se retrouve et se pense à travers des modèles narratifs. Ces modèles dictent bien souvent ce que nous croyons appartenir à une extrême singularité et ce que nous constituons comme notre histoire personnelle relève, en nombre de ses aspects, d'une narration collective.
Jean-Marie Goulémot, dans Roger Chartier dir., Pratiques de la lecture, Payot et Rivages, 1993