Accès publics au livre
Au cours du XVIII
e siècle, une possibilité s'est ouverte pour les lecteurs qui n'ont pas assez de livres en propre : les bibliothèques publiques. Mais, entre la décision d'ouverture de ces nouveaux espaces et leur ouverture effective, les délais sont souvent assez longs. De plus, certaines bibliothèques n'acceptent que les
gens de lettres ou les
savants et, enfin, nombre d'entre elles n'ouvrent que peu d'heures dans la semaine. D'autres accès publics au livre sont donc nécessaires : le cabinet de lecture est l'un d'entre eux.
Lire les nouveautés
Cette dénomination unique recouvre en réalité une grande variété de formes qu'il est nécessaire de classer. La plus ancienne attache le cabinet de lecture à la boutique de librairie. La location du périodique aux lecteurs de journaux et de livres donne au libraire un premier motif pour ouvrir un cabinet de lecture. Au fil du XVIII
e siècle, il s'en ajoute d'autres, plus puissants.
À partir des années 1770 surtout, nombreux sont les libraires qui doublent leur commerce d'un cabinet littéraire où l'on peut s'abonner pour venir lire les nouveautés. En 1770, s'établit par exemple à Metz un nouveau marchand de livres, Nicolas Guerlache, correspondant de l'éditeur bruxellois Bobers, spécialisé dans le livre interdit. Pour consolider son affaire et l'emporter sur son rival en commerce de livres, il ouvre un
cabinet littéraire, approvisionné auprès de la Société typographique de Sarrebruck et de celle de Neuchâtel. Avec trois livres par mois, les lecteurs – en majorité des officiers de la garnison – peuvent y trouver romans, récits de voyages, essais philosophiques, libelles politiques et ouvrages érotiques. En moins de dix ans, il compte plus de cent cinquante lecteurs et près de quatre cents abonnés.
Les avantages de ce type de cabinet de lecture sont réciproques. Les lecteurs y peuvent lire sans acheter, et surtout, trouver là pour un prix d'abonnement accessible les "ouvrages philosophiques" édités aux frontières du royaume. Les libraires, de leur côté, peuvent consolider leur affaire. D'autre part, la présence d'un cabinet littéraire en attirant des lecteurs, crée des acheteurs potentiels et stimule le négoce. Confrontés à une demande pressante, en butte à l'hostilité de leurs confrères solidement établis, les libraires les plus fragiles parce que les plus nouvellement installés, multiplient dans les vingt dernières années de l'Ancien Régime les cabines de lecture, qui deviennent autant de relais provinciaux pour la diffusion des journaux, des nouveautés et des livres interdits.
Institutions
Mais il est d'autres cabinets de lecture, qui ne sont pas issus de l'initiative marchande d'un libraire, mais sont établis sous forme d'institutions. L'une d'entre elle, fondée en 1759 et particulièrement florissante, se trouve à Nantes. Il s'agit de la
chambre de lecture de la Fosse. Son règlement prévoit que les 125 associés devront payer un droit d'entrée de trois livres et un abonnement annuel pour la lecture de vingt-quatre livres. La chambre est administrée par des commissaires élus qui devront veiller à faire "venir toutes les gazettes et tous les ouvrages périodiques les plus utiles à la société et à acheter à Nantes ou à faire venir de Paris de bons livres, bien choisis, par préférence des
in-folio et des
in-quarto, concernant le commerce, la marine, l'histoire, les arts, la littérature ainsi que quelques brochures nouvelles et intéressantes".
Pour les associés, les avantages d'une telle institution sont multiples : d'un côté, à la différence des bibliothèques chichement ouvertes, souvent mal chauffées et mal éclairées, la chambre de lecture est un lieu confortable, clair, ouvert tous les jours – même les jours de fête après les offices. On peut y lire à son aise, avec un accès direct aux rayonnages, les livres nouveaux trop chers pour être achetés en propre (d'où l'insistance des règlements sur les grands formats). D'un autre côté, à la différence d'une académie, la chambre de lecture n'exige ni solennité réglée, ni activité obligée. Elle est un lieu de rencontres libres et d'échanges spontanés. De là, le succès de la formule, qui allie la cooptation académique (le nombre de places étant limité) et la pratique des cabinets littéraires.
Une semblable chambre de lecture est ouverte à Rennes en 1775. Elle a cent membres "d'un état honnête et considéré", choisis par élection. Le droit d'entrée y est de vingt-sept livres ; le montant de l'abonnement de vingt-quatre livres et son fonds comprend de nombreux périodiques et 3600 volumes. On trouve d'autres exemples au Mans, à Nantes ou à Brest.
Expansion
Mais la diffusion des cabinets de lecture ne se limite pas aux villes de l'Ouest ni aux seules cités commerçantes. Ils se multiplient en effet dans tout le royaume, surtout dans les villes moyennes dépourvues d'académie, mais aussi dans certaines villes académiques avec pour clientèle ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas forcer les portes du cénacle le plus huppé. D'où, souvent, une frontière indécise entre chambre de lecture et sociétés littéraires. À Rennes par exemple, plusieurs des membres de la chambre de lecture fondée en 1775 voudraient la transformer en véritable "société littéraire", puisque, d'ailleurs, elle est ainsi désignée, ce qui traduit une aspiration à lier, comme à la mi-XVII
e siècle, fréquentation du livre et travaux savants.
Sociétés littéraires
À l'inverse, les sociétés littéraires qui prolifèrent à partir de la mi-siècle, et surtout après 1770, se dotent de bibliothèques, achètent livres nouveaux et journaux français et étrangers. Dans certaines d'entre elles, c'est la lecture même des livres mis à la disposition des associés qui nourrit l'échange lettré.
C'est ce que dit
La France littéraire de 1769 sur la société littéraire de Millau, fondée en 1751 et nommée Le Tripot : "Elle tient ses séances tous les jours, à l'exception des dimanches et fêtes : les journaux en fournissent la matière. Quand ils sont épuisés, on a recours aux meilleurs ouvrages du temps. Chaque académicien prend, en entrant dans la salle, le livre qu'il trouve à son propos. Si, dans le cours de sa lecture, il trouve quelque sujet qui soit digne d'être observé, il en fait part à ses confrères. Les lectures particulières se tournent aussitôt en conversation générale. Les réflexions de l'académicien discutées à fond, on se remet à lire, jusqu'à ce que d'autres observations attirent de nouveau l'attention de l'assemblée. C'est ainsi que se passent des conférences, que la nuit termine ordinairement."
Bibliothèque publique
Dans le vocabulaire de l'institution académique est ainsi décrite une réalité tout autre où s'abolissent les différences entre lecture abonnée, libre conversation et communication savante. Ailleurs, la société littéraire entend assumer le rôle de bibliothèque publique, ouvrant ses collections, comme certaines académies, au-delà du cercle de ses membres. C'est le cas à Mortain, dans le diocèse de d'Avranches : "Il s'est formé depuis peu dans cette ville, une société composée de 25 ou 30 des principaux citoyens. Ils ont établi une Bibliothèque où l'on trouve non seulement les ouvrages les plus importants, soit anciens, soit modernes, mais les Journaux, les Gazettes, etc. Elle est ouverte gratuitement aux personnes connues."
Entre chambre de lecture et société littéraire, la différence est donc ténue : les deux formes font une place centrale à l'imprimé, livre ou journal, mais à la disposition commune, et participent d'une même réaction contre l'exclusivisme et les contraintes académiques.
Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Promodis, 1982