La synagogue comme "bibliothèque publique"
Si, comme le montre l'évolution historique constatée chez les chrétiens, il n'est pas faux d'établir une corrélation entre la fin de l'interdiction d'accéder aux textes et les progrès de la laïcisation, et si nous pouvons donc comprendre dans cette même perspective la différence constatée à ce propos entre juifs et chrétiens, nous pouvons ajouter qu'à partir du moment où commence vraiment le passage de l'oral à l'écrit, aux alentours de l'an 1000, la pratique de la lecture individuelle dans les synagogues de l'Occident présente des traits étonnamment modernes par rapport à la société chrétienne. Dans une étude consacrée aux synagogues italiennes j'ai isolé quelques-uns de leurs traits caractéristiques, qui sont à mon sens valides partout,
mutatis mutandis (cela va de soi), pour tous les groupes distincts de la majorité sur le plan religieux. Bien que la toile de fond soit massivement religieuse, on y remarque néanmoins clairement des éléments profanes, déjà évoqués ci-dessus plus globalement. La synagogue médiévale n'était pas seulement un lieu de prière mais un véritable "centre social" juif, et, entre autres, une bibliothèque publique. La présence en son sein d'une collection de livres tenait à la culture d'un éthos reposant sur des idées fondamentales "de très longue durée" de l'idéologie culturelle juive : celle de la responsabilité des membres du groupe les uns envers les autres, de l'organisation communautaire comme institution corporative fondée sur une conception juridique de la société et, bien sûr, celle du devoir d'étude, seul ou en groupe. Sans doute sommes-nous encore loin de l'idée moderne de lecture publique comme intervention de la société et de l'Etat, de la définition institutionnelle de leurs responsabilités dans la gestion des bibliothèques ouvertes au public, de la bibliothèque conçue comme propriété de tous, etc. Mais nous sommes déjà au point de rencontre entre gestion privée d'une collection de livres et institutions publiques, ce qui signifie que l'idée de bibliothèque publique était apparue chez les juifs bien avant qu'elle n'apparaisse chez les chrétiens. A la lumière de ce que nous avons dit sur les possibilités restreintes d'exercer le pouvoir des dirigeants juifs, le phénomène peut sans doute être interprété comme un cas particulier de l'accroissement global de l'initiative privée et de la conception de la communauté juive comme société corporative, au sens où cette dernière introduisait une composante de neutralisation d'une des forces porteuses de la société médiévale (le statut) au profit d'une notion typiquement moderne, le contrat. C'est précisément dans l'idéologie de la responsabilité collective, tribale, que naît l'idée de mettre des livres privés à la disposition des autres afin de permettre l'étude individuelle, qui est avant tout lecture.
Robert Bonfil, "La lecture dans les communautés juives de l'Europe occidentale au Moyen Âge", dans Histoire de la lecture dans le monde occidental, Seuil, 1997