Comment venir en aide au lecteur
Quatre siècles après Assurbanipal, dans la première moitié du II
e siècle avant notre ère, deux des principaux bibliothécaires d'Alexandrie, Aristophane de Byzance et son disciple Aristarque de Samothrace, décidèrent de venir en aide à leurs lecteurs d'une façon similaire.
Loin de se borner à sélectionner et à commenter toutes sortes d'œuvres importantes, ils entreprirent aussi la compilation d'un catalogue des auteurs qui, à leur avis, surpassaient tous les autres en excellence littéraire. Les qualifications de ces deux érudits étaient impeccables. Aristophane avait édité les œuvres d'Homère et d'Hésiode, en ajoutant à son édition de cette dernière de brèves notes critiques dans lesquelles il énumérait d'autres écrivains qui avaient traité des mêmes sujets ; ces notes, connues sous le nom d'
hypotheseis, étaient pour l'essentiel des bibliographies annotées qui offraient au lecteur un survol rapide et exact d'un sujet donné. Aristarque avait lui aussi édité les œuvres d'Homère, avec une rigueur si légendaire qu'après lui tout critique exigeant fut qualifié d'aristarque. Ces listes des "plus grands auteurs" (listes que, près de deux mille ans plus tard, l'érudit David Ruhnken appellerait des "canons") furent copiées jusque bien avant dans le Moyen Âge et même la Renaissance, et confèrent l'immortalité littéraire aux écrivains qu'elles comprenaient, dont les œuvres étaient recherchées et étudiées avec assiduité. En revanche, les écrivains qui n'y figuraient pas furent considérés comme indignes d'attention et on les laissa tomber en cendres dans l'oubli. Ce long catalogue jamais réalisé des auteurs négligés nous hante par son absence.
Alberto Manguel, La Bibliothèque la nuit, Actes Sud, 2006