Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard
L'école de Jules Ferry
L'école de Jules Ferry s'inscrit dans une longue tradition qui, des petites écoles aux écoles charitables, fait de l'alphabétisation le noyau de son intervention.
Pour l'école primaire, la lecture est d'abord un parcours obligé, celui des apprentissages successifs qui, depuis le XVIIe siècle et les frères des écoles chrétiennes, scandent la vie de tout écolier.
Le plan d'études de 1834 – première véritable intervention de l'État dans le domaine pédagogique – n'y déroge pas.
L'alphabet une fois acquis – on lit dans le syllabaire les longues listes de syllabes –, un entraînement suffisant permet d'acquérir la lecture courante des mots et des phrases qui offre alors la possibilité d'un accès aux "livres de lecture" qui sont en même temps des livres d'instruction morale et religieuse : ils doivent inspirer de bonnes mœurs et la crainte de Dieu.
Au-delà, un surcroît de technicité est acquis par l'entraînement à la lecture des manuscrits et par l'apprentissage de la lecture du latin (les meilleurs élèves doivent pouvoir devenir des enfants de chœur).
Au collège ou au lycée, il n'en est pas de même.
Si, aux temps de l'Ancien Régime, les familles avaient progressivement obtenu des congrégations qui avaient la charge de ces établissements qu'elles organisent les premiers apprentissages, au XIXe siècle ceux-ci relèvent le plus souvent de l'éducation domestique. Le garçon ne rejoint la pension où il passera les meilleures années de son enfance et de son adolescence qu'après avoir appris à lire, à écrire et à compter, une fois appris aussi les rudiments du catéchisme.
Il en est de même pour la petite fille même si son destin scolaire reste jusqu'à la fin du siècle fort différent. C'est dans la plupart des cas la mère de famille qui se charge de la transmission de ces savoir-faire élémentaires. Cela explique que les petites classes des collèges et des lycées ne reçoivent en général les enfants qu'à l'âge, tardif, de huit ans et proposent directement à ces jeunes intelligences des apprentissages déjà complexes.
Pour l'école primaire des années 1880, la lecture et ses premiers apprentissages sont au cœur de toutes les réflexions.
Il est vrai que trouver les moyens d'une alphabétisation efficace est, depuis la Restauration, l'un des soucis majeurs de ceux qui tentent, pour des raisons pas toujours identiques, d'organiser la scolarisation de ces masses populaires, urbaines bien sûr, mais surtout rurales, longtemps maintenues en dehors de la culture écrite.
L'Ancien Régime se contentait, dans les contrats passés par les communautés villageoises avec les maîtres d'école ou les régents, d'exiger qu'on apprenne aux enfants le catéchisme, la lecture, l'écriture et quelquefois l'arithmétique.
La Ille République avait vu quant à elle les programmes de l'enseignement primaire organisés par des instructions précises en un véritable curriculum.
Entre les deux, toute une évolution se dessine, qui contribue à faire de l'école un dispositif d'instruction et d'éducation complexe et diversifié.
À défaut d'en suivre les étapes, on se contentera ici de relever les trois principaux déplacements qui caractérisent, dans la façon dont les ministères successifs parlent des premiers apprentissages de la lecture. Il s'agit de la période qui va des lois Guizot (1833) aux lois Ferry (1882).
D'une part, on substitue à une progression fondée sur la succession des objets textuels qui servent à l'apprentissage une progression soucieuse de définir des étapes qualitatives dans l'accès à la capacité de lire (de l'alphabétisation à la lecture courante ou, plus tard, de la lecture courante à la lecture expressive.
D'autre part, on invite les maîtres à raccourcir le moment, désigné comme "fastidieux", du premier apprentissage en usant de méthodes plus modernes qui permettent d'accéder rapidement à la lecture courante.
Enfin, on fait de la compréhension des textes lus la fin explicite de l'enseignement de la lecture.
Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours sur la lecture, éditions BPI-Fayard, 2000