cabinet de lecture
choses lues, choses vues

Un droit de passage

Christian Jacob

Lire, c'est pérégriner dans un système imposé (celui du texte, analogue à l'ordre bâti d'une ville ou d'un supermarché.

Michel de Certeau

Un braconnage, dans L'Invention du quotidien I, Arts de faire, Gallimard, 1990

 

"Lire, c'est moins se mettre en position de consommateur face à une intentionnalité contraignante qu'adopter une démarche active, mobile, insaisissable, puisque échappant aux itinéraires fléchés. Pourquoi un lecteur décide-t-il d'entrer dans un texte ? Certains lecteurs sont des pérégrins occasionnels, qui, franchi le seuil, déambulent au hasard du chemin, avec des étapes et des changements de direction imprévisibles. D'autres encore sont des "braconniers" ou des prospecteurs, qui, l'œil averti, suivent à la trace une idée ou une question, de livre en livre, ou en cueilleurs-collectionneurs ramassent ce qu'ils trouvent en chemin. Certains pérégrins cheminent en solitaires, d'autres en compagnie, avec un guide parfois, qui ouvre la voie et aplanit les obstacles. Certains voyagent sans bagages, d'autres sont lourdement chargés – instruments de mesure et d'observation, cartes, outils, échantillons. Nomades ou arpenteurs, méthodiques ou vagabonds, ces migrants inventent en marchant les règles et la destination de leur parcours. Du reste, où vont-ils ? D'où viennent-ils ? Que cherchent-ils ? Ces pérégrins peuvent être guidés par une quête du savoir et de la sagesse, par le désir d'un éternel dépaysement, ou par un projet de conquête et de colonisation. La lecture, comme le voyage, est une expérience de l'altérité, mais aussi un travail sur soi.
Le lecteur prospecte, collecte et se nourrit en chemin. Mais pérégriner, c'est aussi laisser des traces dans les espaces que l'on parcourt. La piste ouverte et les repères laissés en chemin, délibérés ou insus, pourront guider d'autres lecteurs ou servir de signes de reconnaissance pour le marcheur désireux de retrouver ses propres traces. Certaines traces sont discrètes et évanescentes, d'autres peuvent durablement affecter l'écologie du texte, modifier le système, voire le subvertir.
Pour Michel de Certeau, la lecture est un art tranquille, mais résolu, de la transgression. Le droit et le pouvoir du lecteur le conduisent à dépasser les bornes : un droit de passage, et il passe où bon lui semble. Le lecteur-pérégrin a un droit d'usage des textes, non un droit de propriété. Lire, c'est s'approprier en marchant, mais c'est continuer à marcher, même pour revenir sur ses pas ou pour tourner en rond. La liberté inaliénable du pérégrin est de s'approprier les systèmes imposés, quels que soient leurs dispositifs de sécurité et leurs gardes-frontière. La ruse, le braconnage, voire les tags sauvages laissés aux marges des livres sont indissociables de cette pratique. Elle transforme la linéarité encadrée dans le temps d'une lecture ou d'une écoute en parcours dans une topographie, avec ses paysages fictionnels, conceptuels et langagiers, avec son réseau de lieux propres. L'écoute, qui accroche l'attention au fil d'une voix, ou la mécanique de l'œil, allant et venant le long des lignes d'écriture, déploie un espace non linéaire, avec ses reliefs, ses lignes de fuite, ses points d'arrêt, ses carrefours, où la pensée peut digresser sur les chemins de la mémoire, du rêve et de l'intuition. L'art de lire est un art de l'espace."

D'après Christian Jacob, des Alexandries II, Les métamorphoses du lecteur, éd. BnF 2002