Obscurantismes et annihilations
Les bibliothèques qui ont disparu ou auxquelles il n'a jamais été permis d'exister sont beaucoup plus nombreuses que celles que nous pouvons visiter et forment les liens d'une chaîne circulaire qui nous accuse et nous condamne tous. Trois siècles et demi après la réplique d'Omar, le célèbre Abu Amir-al-Mansur, régent maure de Cordoue, livra aux flammes une collection exceptionnelle d'œuvres scientifiques et philosophiques recueillies par ses prédécesseurs dans les bibliothèques andalouses.
Comme en réponse, à travers les âges, au jugement impitoyable d'Omar, cela fit dire à l'historien Saïd l'Espagnol : "Ces sciences étaient méprisées par les anciens et critiquées par les puissants, et on accusait ceux qui les étudiaient d'hérésie et d'hétérodoxie. Par la suite, tous ceux qui détenaient ces connaissances gardèrent le silence, se cachèrent et conservèrent leur savoir secret dans l'attente d'une époque plus éclairée."
On attend toujours. Cinq siècles après, en 1526, des soldats ottomans sous la conduite du sultan Soliman I
er entrèrent dans Buda et, dans une tentative d'annihilation de la culture du peuple conquis, incendièrent la grande bibliothèque Corvina, fondée en 1471 par le roi Mathias Corvin et réputée comme l'un des joyaux de la couronne hongroise.
Trois siècles encore après cette destruction, en 1806, les descendants de Soliman suivirent cet exemple en brûlant l'extraordinaire bibliothèque fatimide du Caire, qui contenait plus d'une centaine de milliers de volumes précieux.
Alberto Manguel, "Une ombre" dans La Bibliothèque la nuit, Actes Sud, 2006