Le livre, fléau des dictatures
Ainsi que l'ont bien compris les dictateurs au cours des siècles, on domine plus facilement une population analphabète ; puisqu'on ne peut désapprendre l'art de lire une fois qu'il est acquis, reste à en limiter la portée. C'est pourquoi, plus que tout autre création humaine, le livre est le fléau des dictatures. Le pouvoir absolu demande que toute lecture soit une lecture officielle ; au lieu de bibliothèques d'opinions, la parole du souverain doit suffire. Les livres, écrit Voltaire dans un pamphlet satirique intitulé
De l'horrible danger de la lecture, dissipent l'ignorance, gardienne et protectrice des états bien policés.
La censure est, par conséquent, sous une forme ou sous une autre, le corollaire de tout pouvoir, et l'histoire de la lecture est éclairée par une suite apparemment sans fin d'autodafés, des premiers rouleaux de papyrus aux livres de notre temps.
Les œuvres de Protagoras furent brûlées vers 411 à Athènes. En l'an 213 environ, l'empereur de Chine Shih Huang-ti asseya d'en finir avec la lecture en brûlant tous les livres de son royaume. Vers 168, la bibliothèque juive de Jérusalem fut détruite de propos délibéré pendant le soulèvement des Maccabées. Au 1
er siècle de notre ère, Auguste exila les poètes Cornelius Gallus et Ovide et interdit leurs œuvres. L'empereur Caligula ordonna de brûler tous les ouvrages d'Homère, de Virgile et de Tite-Live (mais son édit ne fut pas exécuté). En 303, Dioclétien condamna au bûcher tous les livres chrétiens. Et ce n'était qu'un début. Le jeune Goethe, témoin à Francfort de la destruction d'un livre par le feu, eut l'impression d'avoir assisté à une exécution. "Voir punir un objet inanimé, écrivit-il, est en soi une chose vraiment terrible."
L'illusion caressée par ceux qui brûlent les livres est que, ce faisant, ils peuvent annuler l'histoire et abolir le passé.
Le 10 mai 1933, à Berlin, sous l'œil des caméras, le ministre de la Propagande, Joseph Paul Goebbels parla, tandis que l'on brûlait plus de vingt mille livres devant une foule enthousiaste de plus de cent mille personnes : "Ce soir, vous faites bien de jeter au feu ces obscénités du passé. C'est une action forte, immense et symbolique, qui dira au monde entier que le vieil esprit est mort. De ces cendres s'élèvera le phénix de l'esprit nouveau."
Un gamin de douze ans, Hans Pauker, qui, plus tard, à Londres, allait diriger l'Institut Leo Baeck d'études juives, assistait à l'événement et devait rapporter que, pendant qu'on lançait des livres dans les flammes, on prononçait des discours afin de renforcer la solennité de l'occasion : "Contre l'exagération des pulsions inconscientes fondées sur une analyse destructrice du psychisme, pour la noblesse de l'âme humaine, je confie au bûcher l'œuvre de Sigmund Freud", déclamait l'un des censeurs avant de brûler les livres de Freud.
Steinbeck, Marx, Zola, Hemingway, Einstein, Proust, H.-G. Wells, Heinrich Mann, Jack London, Bertolt Brecht et des centaines d'autres reçurent l'hommage de telles épitaphes.
Alberto Manguel, La Bibliothèque la nuit, Actes Sud, 2006