Minot Gormezano

Comme une aube…

par Jean-Claude Lemagny

Je vous enseignerai le sens de la terre. 
Zarathoustra

Un objet de la nature

Au commencement était la danse, au commencement était la boue. Dansant au rythme de son corps et selon la résistance de la boue, Minot les unit. Très lentement. Mêlant les formes à celles des roches enfantées par les siècles, Minot nous rappelle que la montagne n’est qu’une vague très lente.
Dans les instants choisis par Gormezano, la danse ne décrit pas des signes. Elle ne découpe pas l’espace en éloquents tracés. Nous sommes au-delà des significations et même au-delà des formes : le corps s’est fait matière originelle. Il se confond avec les roches parmi lesquelles il rampe, parce qu’elles aussi rampent, plus lentement encore. Le biologique naît à sa conscience par retour au géologique.
Voici que l’homme se dégage, s’accroche, escalade, grimpe, fragile et nu, dans un univers écrasant. Enfer de Dante, Prisons de Piranèse. Mais les damnés de Dante subissaient la loi de Dieu, les prisonniers de Piranèse commençaient à subir la loi de l’État. Ici c’est une matière sans raison qui menace d’écraser un être solitaire, obstiné, partie d’elle-même et qui pourtant la pense. Pour seuls compagnons, ces rochers et cette boue, fermés autant que cet être l’est à lui-même.
Silence et Solitude atteignent leur juste lieu d'être non des états, mais des vertus. La mort n'est jamais là. Au plus creux des tombes, dans les corps recroquevillés, desséchés, demeure un germe de vie. Pas de squelettes ricanant d'un air bête. Graines endormies. Ces croûtes terreuses sont prêtes à se fendiller comme des coquilles. Et elles se fendillent. Les paquets mortuaires n'étaient pas des momies et les voici qui, lentement, se déploient. Chrysalides. Déjà frémissement d'ailes transparentes. Donc aucunement la mort, mais le sommeil de la vie. Parfois celle-ci retourne en arrière, regagne l'origine. C'est sa façon de casser toute élaboration intellectuelle. Passages de la vie à la vie. Nous ne la quittons jamais.
Quand la lumière jaillit à pleins bords, quand le ciel envahit l’espace, Minot se prosterne. Au début l’évadé de la caverne de Platon ne pouvait regarder vers le soleil. Mais Minot ne célèbre aucun culte. C’est la Beauté qui l’écrase, celle des choses. Avec deux rangées de cailloux Gormezano et Minot ont construit un templum. Ils ont rejoint la simplicité des premiers âges, celle du temps d’aucune religion, seulement le sacré. Accueil du mystère entre deux cailloux, et humilité.
Les nuages qui dérivent entre les sommets annoncent des mondes encore à venir.
 
Quand le corps se dresse en pleine lumière, il semble prêt pour un essor. Il n’en est rien. Pas de fusée finale, pas d’envol ; nul feu d’artifice. Le corps est dans la clarté solaire comme il était au cœur de la glaise. Rien de plus, rien de moins, la vie se suffit, la vie continue.
En me promenant parmi les images de Gormezano et Minot, je me suis plusieurs fois surpris à penser que quelque chose finit ici.

L'essence de l'homme n'a rien d'humain.
Heidegger
Finis les errements qui ont égaré l’art depuis trop longtemps. Certes l’art a toujours vécu des mirages qu’il se présentait à lui-même. La pureté esthétique absolue n’existe évidemment pas. Mais à la longue, ce qui était d’abord nourriture se transforme en toxines. Devant le travail de Gormezano et Minot, on sait que certaines fariboles ont fait leur temps, et même ont cessé d’être possibles.
Fini un art qui s’enferme avec les choses seulement humaines, un art « objet des sciences humaines », celles qui ne s’ouvrent pas vers l’immensité mais retournent leur lorgnette vers ce petit être agité : l’homme.
Constatation étrange. Vérité. Ceci est une œuvre, non un produit. Un produit est « pour », « au service de » quelque chose qui lui préexiste. Une œuvre est ouverture vers ce qui n’était pas encore. Elle est apparition première, comme la photographie au fond du bain révélateur. Gormezano et Minot ne sont pas de ceux qui « utilisent » la photographie. Ceux qui « utilisent » la photographie ne sont, tout simplement, pas des artistes, en ce sens qu’un artiste interroge son médium même, sa pâte à modeler. Il sait que dans son médium vit le secret d’un univers entier.
Un serpent vit d’une vie autonome. Il n’a nul besoin de concepts, de théories, de grilles de pensée, d’utilité quelconque pour être ce qu’il est. Il n’a besoin que de naître d’un œuf.
Le sociologue ne peut décrire l’art que comme une pathologie qui remplit une fonction, celle d’assurer la socialisation de l’exclu. Fonction elle-même socialement pathologique, comme nous le dit Nathalie Heinich. De là tant d’œuvres qui affichent leur mauvaise mine, leur Alzheimer, pour s’adapter plus ou moins consciemment aux conditions posées par le sociologique. Mais quelle santé dans Le Chaos et la Lumière ! Quelle force révolutionnaire dans ce mot : Santé !
L’art moderne s’est imbibé imperceptiblement des méthodes de la science. Il « fait des expériences ». Mais quand les expériences du savant débouchent sur l’établissement de lois abstraites et universelles, de concepts, celles de l’artiste ne concernent que des vérités sensuelles et particulières. Tout est dans le résultat et non dans la méthode. L’œuvre d’art fait oublier comment on a pu la faire. Elle est là, présente, puis aussitôt quitte l’artiste. Gormezano et Minot ont vu leur grand serpent leur échapper pour vivre sa vie ailleurs.
 
Quand les valeurs de l’art sont ramenées aux valeurs sociales, cela signifie qu’elles sont aspirées dans la spirale sans cesse descendante du nihilisme d’une société qui ne se définit plus qu’en fonction de sa capacité à refuser toute valeur. Gormezano et Minot nous donnent l’espoir en des œuvres d’art qui seront autre chose que des suicides collectifs.
Cramponnons-nous.
Un ustensile, un moteur sont faits avec des concepts, pas un animal, ni une œuvre d’art. Elle n’est pas un assemblage d’idées, pas même d’idées concernant les formes. Le travail de Gormezano et Minot nous rappelle qu’une œuvre, bien que produite de main d’homme, se tient toujours devant nous comme un objet de la nature. Un grand serpent, par exemple.
Il n’a d’autre raison d’être que d’être.
L’œuvre atteint l’être là où la Vérité manque encore. 

Maurice Blanchot

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