Les triptyques de la série
La Mémoire hante le ciel paraissent d’ailleurs devoir répercuter cette discordance première. Ne serait-ce que par le titre, si paradoxal, porté par des clichés où ne pointe nul morceau de ciel ou de nuage ! Tous ces corps nus, enfouis dans des sols divers, ou enveloppés d’une sorte de linceul, sont-ils des fantômes ou des enfants de la terre ? Faut-il y voir les signes de l’embaumement ou ceux de la résurrection ? Que dévoile donc ce zoom de l’accouchement de la terre-mère, de la scène d’un Jugement dernier contemporain ? Cette indétermination sème le trouble dans le contenu de l’image et en contamine jusqu’à la lecture : le regard découvre, en effet, un corps couché, mais mis debout, une sorte de levée du corps. En à-pic zénithal sur le sol, et sans échappatoire, l’œil percute l’horizon comme un mur ! Mais cette indécision ne résiste pas. Un cortège de cadavres se presse derrière l’image, comparable, en cela, à ces funérailles romaines où l’on portait en procession, à la suite du défunt, les imagines, les effigies des morts proches. Ainsi ces triptyques « au corps » entrent-ils en résonance avec bien d’autres figures. Comment ainsi ne pas y apercevoir, de façon presque subliminale, l’image de ces gisants médiévaux aux bras repliés sur le buste, de ces momies égyptiennes enveloppées dans leurs voiles, de ces cadavres anonymes découverts au cours de macabres fouilles, de ces poupées humaines pétrifiées par un nouveau Pompéi, de ces Christ déposés, crucifiés, de ces communards fusillés, couchés debout dans leurs cercueils… Telle est la loi de la survivance des images, le
Nachleben, pour reprendre une catégorie élaborée par l’historien des formes Aby Warburg. C’est comme si tous les défunts s’étaient donné rendez-vous dans ce corps. Un corps pour mémoire, en mémoire de tous les autres. Un corps anonyme pour figurer la mort, une fois pour toutes. L’affirmation, cohérente avec la civilisation chrétienne, de l’évidence de ce corps qui vaut pour tous : « Ceci est mon corps. »