l'héritage des beaux-arts
dans le laboratoire des inventeurs
La représentation des objets est liée à
la naissance même de la photographie. C'est dans leur atelier
que les inventeurs du nouveau médium, Louis Jacques Mandé
Daguerre, William Henry Fox Talbot et Hippolyte Bayard, produisent les
toutes premières images. Souvent, par commodité, ils choisissent
comme sujets des arrangements d'objets divers. Ils peuvent ainsi agencer
et mettre en lumière des compositions aux matières particulièrement
photogéniques : par exemple les statuettes mises en scène
par Bayard, les compositions de moulages et d'étoffes claires
de Daguerre et François-Alphonse Fortier, les essais similaires
de Talbot et de Bayard. Pour impressionner la plaque daguerrienne ou
le papier encore peu sensibles, la blancheur du plâtre est parfaite.
Ces objets dociles permettent toutes les expérimentations puisque
les difficultés dues au temps de pose et à l'éclairage
sont ainsi éludées.
Si une réelle préoccupation esthétique
apparaît aussi dans ces images, c'est qu'elles sont faites par
des hommes qui, sans être tous des peintres de talent comme Daguerre,
ont du moins de solides connaissances artistiques. L'emploi de moulages
d'après l'antique ou de gravures, la mise en scène d'un
désordre savamment composé évoquent les ateliers
d'artistes : ce n'est pas là une coïncidence fortuite.
Ces photographies signifient aussi que les inventeurs du nouveau médium
l'estiment appelé à prendre place dans le monde des beaux-arts
autant que dans celui de la science. Le 19 août 1839, en effet,
pour la première présentation au public de l'invention
de Niépce (mort en 1833) perfectionnée par Daguerre, c'est
devant les académies des sciences et des beaux-arts solennellement
réunies que François Arago prononce son discours. Cette
double perspective marque profondément la photographie tout au
long du XIXe siècle et beaucoup de grands
photographes, par la suite, seront autant des savants ou du moins des
techniciens chevronnés que des artistes.
Les capacités mimétiques de la photographie
la destinent d'emblée à enregistrer fidèlement,
donc sans contestation, des documents utiles aux savants et aux érudits
autant qu'aux artistes. Ce rôle que pressent Arago, en évoquant
la reproduction fiable et rapide des hiéroglyphes, Baudelaire
le confirme vingt ans plus tard, en 1859 : "Qu'elle [la photographie]
soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin
dans sa profession d'une absolue exactitude matérielle (...) ;
qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes
et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses
dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les
archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie".
Au-delà de ces deux célèbres plaidoyers, les écrits
théoriques et techniques sur ces usages pratiques de la photographie
sont nombreux à partir des années 1850 et ne cessent de
se multiplier par la suite.
la nature morte comme modèle
Le premier modèle figuratif des photographes est
la nature morte peinte. Même lorsque la photographie définira
plus largement ses champs d'action et son esthétique propres,
ce précédent continuera à la marquer, y compris
dans les images les plus documentaires, de même que l'illustration
scientifique avait toujours eu, dès la Renaissance, des liens
très étroits avec les arts dits nobles. Aussi convient-il,
avant d'analyser l'usage documentaire qui domina longtemps la photographie,
de rappeler l'existence de ce genre particulier qu'est la photographie
de nature morte.
Pour les photographes des années 1850, disposant désormais
de la possibilité de réaliser, à partir de négatifs
sur papier ou sur verre, de beaux tirages aux tonalités travaillées,
la tentation de s'inspirer du riche héritage de la nature morte
est forte ; même si, sans doute en raison de l'insuffisance
de débouchés commerciaux, la production de tels sujets
demeure marginale au XIXe siècle. Aussi
trouvons-nous relativement peu de tentatives de transpositions littérales ;
et, le cas échéant, il s'agit de photographes amateurs
ayant des liens étroits avec le monde des arts. Victor Regnault,
directeur de la manufacture de porcelaines de Sèvres et père
du peintre Henri Regnault, est de ceux-là, ainsi qu'Adalbert
Cuvelier et son fils Eugène, très proches de Camille Corot
et du cercle des artistes de Barbizon.
La série la plus riche et la plus cohérente
de natures mortes des années 1850 est due à Henri Le Secq,
brillant photographe amateur surtout connu pour ses paysages et ses
vues d'architecture, mais également peintre, graveur et grand
collectionneur (gravures, tableaux et fers forgés). Avec la technique
du négatif sur papier ciré sec mise au point en 1851 par
son ami Gustave Le Gray, il réalise près de quarante clichés,
qui ne seront jamais tirés en positif. Cet ensemble exceptionnel
est inspiré des natures mortes hollandaises du XVIIe
siècle et des œuvres de Jean-Baptiste Chardin. On y retrouve
cette calme simplicité, cette beauté intime des objets
quotidiens que prisaient alors les amateurs de peinture.
D'autres images similaires, oscillant entre plusieurs
statuts, sont plus difficiles à évaluer : la grandiloquente
composition du lithographe et photographe Adolphe Bilordeaux, le ravissant
arrangement dominé par un buste de jeune femme, dû à
Jules Boitouzet, ou la classique nature morte au lapin éditée
par Louis Désiré Blanquart-Evrard dans un portefeuille
intitulé Études photographiques (1853), demeurent
des œuvres hybrides offertes à la délectation des esthètes
autant qu'aux cartons de documentation des professionnels.