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Habillée à la scène et à la ville

 
Comédiens et comédiennes sont souvent promus ambassadeurs de la mode. La silhouette de Rachel devient l’enseigne d’une maison d’étoffes. On trouve dans les journaux des patrons de robes de l’actrice, bientôt relayée par Sarah Bernhardt, très attachée à ses toilettes. Celles-ci occupent une place considérable dans les pièces qu’elle monte elle-même. Depuis les années 1850, la haute couture s’est installée à Paris, Worth étant le premier des grands couturiers. Il habillera les comédiennes pendant plus d’un siècle. Sarah Bernhardt lance la mode des bijoux de théâtre, confiés aux joailliers les plus inventifs, comme René Lalique, ou Fouquet. Le programme, brochure qui donne la distribution, jusqu’alors uniquement mentionnée sur l’affiche d’un spectacle, apparaît à la fin du XIXe siècle et va permettre de répandre la "réclame". Les accessoires ou vêtements portés par les acteurs et provenant des grandes maisons y sont mentionnés. Les parfums et produits de maquillage côtoient, dans une proximité valorisante, les images des comédiens habillés par les tailleurs ou les couturiers de l’avenue de l’Opéra et de la rue de la Paix, alors hauts lieux parisiens de la mode.
 
Les décorateurs-costumiers du début du XXe siècle, comme Charles Bianchini (1860-1905), également couturier, et Charles Bétout (1869-1945), son élève, ont marqué les tendances de la mode dans leurs dessins. On retrouve dans les lignes qui cernent des costumes dits "d’époque" du Louis XIII ou du Louis XV très "1900". Les peintres eux aussi se lancent dans des créations, qui réinventent la mode d’une époque. Ainsi Sonia Delaunay, après s’être fait remarquer, au début de sa carrière, par des costumes aux impressions géométriques, tout droit issues de sa Russie natale, l’achève en reprenant ses modèles de robes des années 1924-1925 pour l’entrée, en 1979, de la pièce de Pirandello, Six personnages en quête d’auteur, au répertoire de la Comédie-Française. Enfin, dans un autre domaine, les spectacles de revue donnent aux couturiers l’occasion d’oser des modèles aux formes débridées, mettant en valeur la performance des petites mains sur la broderie ou la dentelle, ainsi qu’une mode résiduelle uniquement utilisée au music-hall, la plume. Zizi Jeanmaire en a fait un "tube", dans un sketch de revue qui braque le projecteur sur ses jambes à la Mistinguett et son abattage de danseuse-chanteuse.
 
 
Désormais, les couturiers habillent les comédiennes dont ils ont la pratique en exclusivité. Chanel, avec ses toilettes faites pour une femme émancipée qui s’est mise à travailler après la mobilisation des hommes partis pour la grande guerre, signe en 1926 les costumes de la tragédie de Jean Cocteau, Orphée, mise en scène par Georges Pitoëff au Théâtre des Arts. Les jerseys mis à la mode par Madeleine Vionnet plaisent aux comédiennes qui veulent un mouvement libéré de l’emprise du corset. D’abord costumière, Mme Grès drape les tragédiennes de ses crêpes de soie, qui trouvent ainsi une adéquation moderne au costume de tragédie. Mme Schiaparelli apporte d’Italie le charme de ses accessoires et de ses bijoux qui donnent à l’actrice le moyen d’occuper son geste. Elle signe les costumes du Camelot, une comédie de Roger Vitrac, montée par Charles Dullin à l’Atelier en 1936. Jeanne Lanvin impose sa griffe raffinée et sa coupe élégante que le fameux logotype rappelle dans la publicité des programmes et les revues spécialisées, comme les photographies de "Mlle Yvonne Printemps habillée à la scène et à la ville" par la célèbre maison de couture. Molyneux signe la robe toute blanche et orientale d’Esther pour l’interprétation de Marie Bell dans la mise en scène de Georges Le Roy à la Comédie-Française. Elle inspire la robe de mariée de son défilé de 1938. Dior transpose le new look au théâtre avec ses robes juponnées de grande ampleur utilisant des mètres de tissu, dont la vogue permet de renflouer l’industrie du tissage après 1945.
 
 

Une soirée de gala donnée en juin 1954 au théâtre de l’Empire, à l’occasion du Congrès international des textiles et avec le concours de la Chambre syndicale de la couture, est organisée et mise en scène par le décorateur Cassandre. Cet événement met l’accent sur les liens entre le spectacle et l’industrie de la mode. Cette fois, ce sont les noms de la couture de l’époque qui font le programme : Jacques Griffe, Nina Ricci, Paquin, Jacques Heim, Jacques Fath, Hubert de Givenchy, Pierre Balmain, Lanvin, Dior, Maggy Rouff, Germaine Lecomte, Jean Patou, Jean Dessès, Grès…
Chacun affirme sa spécialité en fonction de son style, de ses goûts, de sa clientèle. Carven habille la femme et la comédienne menues, telle Madeleine Renaud qui, dans les vingt dernières années de sa carrière, choisira l’élégance d’Yves Saint Laurent pour ses robes de scène. Ce couturier multiplie les expériences scéniques en dessinant les costumes du Ballet de Paris de Roland Petit puis des Ballets de Marseille, ou encore ceux du Mariage de Figaro monté par Jean-Louis Barrault. La compagnie Renaud-Barrault exporte ainsi l’élégance française lors de ses grandes tournées, notamment aux États-Unis où Saint Laurent s’installe avec des enseignes à Washington et New York. Plusieurs couturiers continuent de s’imposer au théâtre même pour concevoir les costumes de style en y intégrant leur marque. Ungaro habille la Lulu d’Alban Berg d’après Wedekind, montée à l’Opéra de Paris en février 1979 par Patrice Chéreau, Christian Lacroix dessine les costumes d’une Phèdre pour la Comédie-Française en 1995, puis ceux de plusieurs spectacles de Marcel Maréchal au théâtre du Rond-Point, dont Les Enfants du Paradis, ou encore ceux de l’Opéra national de Paris.

Avec la disparition progressive de sa clientèle de grand luxe, la haute couture se théâtralise, on le voit dans les défilés qui rivalisent d’inventions et d’excès pour attirer une clientèle assez artificielle et restreinte.
Le succès du prêt-à-porter haut de gamme, qui s’est développé depuis les années 1960, a ravi aux grands couturiers la majorité de leurs clientes fidèles. Ils recherchent alors d’autres débouchés dans le spectaculaire et dans le costume de scène. Ce qui était rare et exceptionnel est plus fréquent. Le théâtre de la mode se reconstruit après avoir été une élégante opération de propagande pour diffuser les talents de la haute couture française dans la pénurie inventive de la guerre. Une boucle se referme, le théâtre a participé à la création de la mode, la mode fait aujourd’hui du théâtre.
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