"Le lendemain de mon départ d' Ouadi-Halfa, j'arrivai à Ibsamboul, que
les égyptiens nommaient Abochek, les grecs Abcocis, et
les arabes Abou-Sembil, le père de l'épi. Dans
les entrailles de deux montagnes séparées par un fleuve
de sable coulant sans cesse du désert, Ramsès le grand
a fait creuser deux temples troglodytiques : le premier orienté au
nord-est, dédié au dieu Phrè (le soleil) ; le second,
tourné vers le Nil et consacré à la déesse
Hathor (Vénus). La montagne où fut ouvert le spéos
de Phrè est en grès brèche ; elle a été évidée,
ciselée, découpée comme une noix. Les statues, les
piliers, les corniches, les poutres, les autels ont été pris à même
le rocher ; rien dans nos pays ne peut donner idée du travail
qu'a dû coûter cette œuvre gigantesque ; figure-toi
notre-dame de Paris taillée dans un seul bloc de pierre. Au devant
du temple et adossés à la façade, dont ils font
partie intégrante,
quatre colosses s'avancent qui représentent : "le soleil
directeur de justice, l'approuvé du soleil, l'aimé d'Ammon,
Ramsès" c'est-à-dire Sésostris.
Assises sur un trône, couronnées du pschent, cette
singulière coiffure que les anciens voyageurs prenaient pour un
boisseau, les deux mains placées sur les cuisses, la face souriante
côtoyée par des bandelettes, les bras cerclés de
bracelets qui portent le cartouche royal, impassibles, sereines, presque
déifiées, ces statues ont chacune soixante et un pieds
d'élévation. La première est enfouie jusqu'aux chevilles,
la seconde est brisée à la hauteur des genoux, la troisième
disparaît dans les sables jusqu'à la poitrine, la quatrième
jusqu'au menton. On reconnaît facilement par quel procédé la
seconde statue a été brisée, ou, pour mieux dire,
détachée de la montagne ; à hauteur de la poitrine,
on a foré un trou horizontal d'un mètre de profondeur environ ; on y a chassé avec force un morceau de bois très-sec,
puis on a versé de l'eau sur celui-ci ; la dilatation produite
par l'humidité a suffi pour rompre le colosse en deux et faire éclater
toute la partie supérieure qui a été précipitée.
Entre la seconde et la troisième statue s'ouvre une porte dont
le linteau, formé d'un bourrelet saillant, émerge seul
au-dessus des sables ; dans une niche carrée qui la surmonte,
se dresse le dieu Prè, à tête d'épervier,
ceint des plis pressés d'une courte jaquette, portant de chaque
main une croix ansée, emblème de divinité, et soutenant
sur son front le globe où s'enroule l'uroeus, le serpent sacré.
De chaque côté, Sésostris est debout, de profil,
offrant au dieu une petite image accroupie de la vérité.
Des hiéroglyphes, des légendes, des cartouches sont entaillés
sur toute cette façade que termine une corniche de cynocéphales
sculptés en relief. On pénètre dans le temple en
se laissant facilement glisser du haut des monticules qui obstruent la
porte, et on entre dans une salle (pronaos) appuyée sur huit piliers,
contre chacun desquels s'adosse un colosse de trente pieds de haut, qui
est encore un portrait de Ramsès-Sésostris. Ces colosses
sont tous semblables, coiffés du pschent orné de l'uroeus,
tenant de la main droite une sorte de fouet qui a forme de fléau,
et de la gauche un sceptre court terminé en crochet arrondi. Le
contour des yeux est indiqué en noir, ainsi que le cordon qui
rattache la barbe ; ils sont vêtus d'une tunique plissée
si légèrement indiquée, qu'elle est perceptible
seulement à partir des hanches ; entre leurs genoux pend
un appendice carré, très-historié, qui doit figurer
les franges de la ceinture dont la plaque reproduit le cartouche pharaonique ; la plupart sont mutilés, écornés et défigurés ; seul, le dernier de la rangée de droite a conservé son
visage intact ; j'y vois des yeux grands et durs, un nez droit sensiblement
recourbé à sa pointe et une belle bouche dont les grosses
lèvres semblent sourire. Le plafond, coupé transversalement
par de fortes poutres de pierre faisant corps avec les piliers, est enluminé d'une
couleur brunâtre sur laquelle ressort le vautour sacré,
déployant ses ailes et brandissant dans une de ses serres une
arme qui ressemble à un fauchard du XVe siècle.
Sur les parois, on a tracé de véritables tableaux qui se
rapportent aux conquêtes de Ramsès en Afrique ; le roi y
est toujours représenté de grandeur naturelle et peint
en rouge. Voici dans leur ordre ces œuvres d'un art très-élevé qui
sont autant des bas-reliefs que des fresques.
Côté gauche, trois tableaux : 1-debout sur son char
qu'entraîne le galop de quatre chevaux aux jambes grêles, à la
crinière de zèbre, à la tête empanachée de
plumes d'autruche, Ramsès lance des flèches contre une forteresse
où tout un peuple tend vers lui ses mains désarmées ;
un homme tombe du haut de la muraille ; le vautour sacré vole au-dessus
du pharaon que suivent des soldats montés sur des chars. 2-Ramsès,
poussé en avant par un mouvement rapide, foule aux pieds des cadavres
et perce de sa lance un ennemi qu'il tient de la main gauche par les cheveux.
3-Ramsès triomphe ; il est sur son char dont les chevaux marchent au
pas sous la conduite d'un homme qui porte l'arc et la lance royale ; des prisonniers
vont devant lui, les mains liées derrière le dos et le cou serré dans
un carcan. Près d'eux s'agite un nègre que nul peintre de nos
jours ne rendrait avec autant de science, de naturel et de vérité.
Sur le côté droit, il n'y a qu'un seul tableau montrant le pharaon
assis sur son trône ; derrière lui ses officiers balancent de
grands éventails de plumes semblables à ces flabella qu'on
porte à Rome lors de l'exaltation des papes ; près de lui sont
rangés des prêtres reconnaissables à leur tête rasée
et à leur longue robe blanche. Au fond, on aperçoit des cavaliers,
des chariots et des fantassins. Différents autres anaglyphes coloriés
chargent encore les murailles : à droite de la porte d'entrée,
Ramsès offre au dieu Phrè un faisceau de prisonniers qu'il a
saisis par leurs chevelures ; à gauche, c'est à Ammon-Ra qu'il
les présente.
Puis sur les parois du fond on a peint le roi faisant des oblations à Ammon
générateur, à Phrè, à Toth Ibiocéphale
(Hermès deux fois grand), à Phtah (Vulcain), à la déesse
Tafné Léontocéphale, à Anubis et à d'autres
dieux. La salle (sécos) qui s'ouvre ensuite est encore grande et soutenue
par quatre gros piliers carrés ; sur les parois on reconnaît,
parmi les peintures qui les décorent, Ramsès conduisant la bari (barque
sacrée) d'Ammon portée par des prêtres. Dans une troisième
salle (adyton) fort obscure, et au milieu de laquelle s'élève
un petit autel carré, le pharaon est mis au rang des dieux : c'était
là le sanctuaire. Au fond, sur un banc de pierre, sont assises quatre
statues : ce sont les dieux Ammon-Ra, Phrè et Phtah qui ont placé Ramsès
auprès d'eux. Dans les autres salles, qui sont au nombre de onze et
disposées latéralement comme des ailes, je vois sur les murailles
des traits au ciseau plutôt que des sculptures ; il semble que le travail
ait été abandonné tout à coup, car on trouve des
figures indiquées au pinceau, incisées à moitié et
quittées sans que depuis on se soit jamais occupé de les achever.
Plusieurs de ces salles n'ont même ni sculptures, ni inscriptions, ni
peintures, et leurs parois sont à peine dégrossies à la
boucharde. Le spéos d'Hathor, qu'on appelle généralement
le petit temple d'Ibsamboul, est séparé du Nil par une berge étroite ; pendant l'inondation, le fleuve lui baigne les pieds. Il paraîtrait
colossal, s'il n'était écrasé par le voisinage du spéos
de Phrè ; comme ce dernier, il est creusé en pleine montagne.
Six statues de trente et un pieds de hauteur sont debout devant la façade ; elles sont isolées et encadrées par des contre-forts de rocher
poli, plus larges à la base qu'au sommet ; les légendes hiéroglyphiques
déroulées sur ces contre-forts expliquent que ce temple a été dédié à Athor
par Ramsès, au nom de sa femme Nofré-Ari. Quatre colosses représentent
Ramsès escorté de ses fils, et les deux autres Nofré-Ari,
accompagnée de ses filles ; la reine est toujours placée entre
deux statues du roi. Une porte assez basse conduit dans le pronaos qu'étayent
six piliers carrés. Sur les façades externes de ceux-ci s'allonge
une bande couverte d'hiéroglyphes et surmontée par une tête
d'Hathor, tête large et plate, garnie de grandes oreilles, de cheveux
bouclés et coiffée d'un temple carré : cela ressemble
singulièrement à un bâton à perruque. Sur les parois,
ce sont des oblations de Ramsès à Ammon, à Phrè, à Tafné,
au dieu à tête de musaraigne, à Toth hiérogrammate, à Hathor, à Phtah ; il offre des fleurs et des fruits. Dans le sécos, parmi différentes
peintures, je remarque un groupe charmant. Hathor, enfermée et serrée
dans un vêtement jaune à raies brunes, portant légèrement
le temple qui alourdit son front, ornée de trois colliers d'or flottant
sur son cou délicat, est debout ; d'une main elle tient la croix ansée
et de l'autre une fleur de lotus, dont la tige flexible retombe par-dessus
son épaule ; elle est précédée et suivie par une
femme coiffée du globe et des cornes, comme Isis, et qui lève
le bras vers elle. Une statue assise dans le sanctuaire est tellement mutilée
et dégradée, qu'il ne m'est pas possible de lui donner un nom.
Toutes les peintures de ce spéos sont d'une exquise finesse ; ce sont
d'inimitables gouaches dont la pureté dépasse celle des
sujets dessinés sur les vases grecs. Les salles des deux temples d'Ibsamboul
se trouvent plongées dans l'obscurité, car la lumière,
n'y pénétrant que par la porte, suffit à peine à éclairer
le pronaos. Pendant que j'y prenais mes notes, je me faisais accompagner de
deux matelots portant des bougies qui effrayaient fort les chauves-souris.
Une discussion s'éleva entre eux pour savoir à quoi servaient
jadis ces chambres immenses : c'était un café, dit l'un ; c'était
un bazar, répliqua l'autre. Cette dispute archéologique devint
si violente, que je fus obligé d'y mettre fin en faisant taire les deux
interlocuteurs."
Maxime du Camp, Égypte, Nubie, Palestine
et Syrie, dessins photographiques recueillis pendant
les années 1849,
1850 et 1851, accompagnés d’un texte explicatif et précédés
d’une introduction, Paris, Gide et Baudry, 1852, p. 138-144.
Texte intégral sur Gallica