À la rencontre de l'autre
par Jean-Marie Baldner et Didier Mendibil

"On a renoncé depuis bien longtemps à l'illusion selon laquelle l'ethnographie consisterait à ranger des informations étranges et disparates dans des catégories familières et ordonnées… la magie d'un côté, la technologie de l'autre. La réalité de la discipline paraît toutefois moins évidente. De temps en temps, l'idée qu'elle serait une forme de littérature, l'art de coucher des choses sur le papier, traverse l'esprit de ceux qui se consacrent à sa production, à sa consommation ou aux deux."
Clifford Geertz, Ici et Là-bas. L'anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996, p. 9.

Le portrait géographique et ethnologique : documentation
et esthétique

La photographie peut-elle être un outil neutre, simple instrument d'enregistrement d'une réalité susceptible d'enrichir la connaissance, de servir d'archives à la construction d'un savoir ?
La confrontation des photographies d'explorateurs, géographes, ethnologues ou militaires, aux illustrations des manuels de géographie passés ou présents, à celles des contes et légendes, romans et albums de jeunesse, de la bande dessinée (de Foster et Dirks à Ferrandez et Pratt) aux récits des voyageurs anciens ou contemporains, aux expositions et aux projections de photographies de voyage, aux films (de Schoedsack et Cooper à Lucas et Spielberg) et aux documentaires télévisés, aux dessins animés (de Walt Disney et Tex Avery à Michel Ocelot et Bénédicte Galup) introduit distance critique et relativité.
ACTIVITÉ La littérature contemporaine est riche de représentations ethniques. On pourra par exemple mettre en relation John K. Hillers à la rencontre des Hopi, avec Edward S. Curtis, The North American Indians (1907-1930) et des extraits de "polars" de Tony Hillerman, Là où dansent les morts, Le Vent sombre, La Voie du fantôme, Femme qui écoute, etc.
 
images à consulter
 
De même on rapprochera les photographies de John William Lindt et des extraits des polars d’Arthur Upfield, L’homme des tribus, Mort d’un lac, etc.
images à consulter
 
 

Œuvres ou documents ?

La prise de distance est aussi l'occasion d'interroger le statut des photographies : à côté de leur usage documentaire se pose la question de leur valeur esthétique réactualisée par leur exposition. S'agit-il d'œuvres ou de documents ? La photographie autorise des regards et des discours multiples, plus complémentaires qu'exclusifs.
ACTIVITÉ L'objectif est de mettre en évidence la mixité de l'image dans son contexte initial de production et de monstration, dans son contexte actuel de muséification.
 
Éléments de réflexion
On peut amorcer la réflexion par une définition de la photographie documentaire, en référence à la photographie des années 1930 et plus particulièrement à l'œuvre de Walker Evans.
Cette définition de John Szarkowski pourra être comparée aux exigences scientifiques de la photographie scientifique telle que la définit Paul Broca (1824-1880).
La question de l'art et du réel est discutée dès la présentation du procédé photographique par Arago en 1839. L'ouvrage d'André Rouillé La Photographie en France. Textes & Controverses en donne de nombreux exemples. Un extrait d'Eugène Delacroix permet d'alimenter une première réflexion.

textes à consulter  John Szarkowski, Définition de la photographie documentaire.
 Paul Broca, Les exigences de la photographie scientifique.
 Eugène Delacroix, Notre imagination fait le tableau.
 

L'image et ses références

L'objectif est, à partir de l'analyse successive des photographies ci-dessous d'Édouard Joseph Bidault de Glatigné, de mettre en lumière les images et l'univers plastique auxquels elles font référence : quelles sont les références plastiques du photographe ? Comment nos propres références plastiques nous rendent-elles ces photographies visibles ?

 

Composition : dans chacune des deux photographies, repérer et tracer les lignes de force de la composition (décor, lances, boucliers, bras, directions des regards) par rapports aux principales lignes du cadre (diagonales, lignes joignant les milieux, les tiers des côtés, etc.)
Les modèles et la pose : lignes et appuis du corps ? Position des bras, des mains ? Port de tête ? Direction du regard (champ/hors champ) ? Place des objets (jarre…) dans la position du corps, des bras ?
Le vêtement, l'esthétique corporelle, les accessoires : comment tombent les plis des vêtements ? Comment les drapés soulignent-ils les formes corporelles ?
Inter-iconicité : rechercher dans l'histoire de la sculpture depuis l'Antiquité et de la peinture depuis la Renaissance (notamment les femmes sources, les femmes fontaines…) des cadrages, des drapés, des compositions ou des poses semblables. Qu'en déduire sur la prise de vue dans la fin des années 1880 et ses éventuelles références culturelles ?
L'exercice peut-être complété par des textes sur les canons de la beauté dans l'art et sur les représentations du corps dans l'histoire. Il existe de nombreuses expositions sur ce thème et toutes les histoires de l'art consacrent des pages à ce sujet, auxquelles on pourra ajouter entre autres le livre de Georges Vigarello, Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours ainsi que plusieurs numéros de la revue Clio Histoire, femmes et sociétés (numéros 19 "Femmes et images" 2004, et 22 "Utopies sexuelles"). 
 

L'objectif est le même que le précédent en comparant deux photographies de groupe réalisées par le même photographe.
Comment le cadrage serré délimite-t-il le groupe des trois femmes, les corps des deux femmes à l'extérieur du groupe ? L'ensemble du corps est-il visible ? Comment est organisé l'espace autour du groupe (en avant, en arrière, au dessus des têtes du groupe), le fond (ouvert, fermé, absence de ciel et d'horizon) ?
 
La composition : comment est composé le groupe (face, trois-quarts, profil) ? Comment est organisé le plan des personnages (debout/assis, tailles respectives, avant/arrière) ?
Les modèles et la pose : lignes du corps ? Position des bras, des mains ? Port de tête ? Direction du regard (champ/hors champ) ? Place des objets dans la position du corps, des bras ? Tenter d'évaluer les tranches d'âge : semble-t-il y avoir un rapport entre la connotation (les âges de la vie, le statut social de la femme, les différences ethniques) et la recherche formelle ?
Le vêtement, l'esthétique corporelle, les accessoires : comment tombent les plis des vêtements ? Comment les drapés mettent-ils en évidence les corps tout en cachant les formes ? Les vêtements, les drapés, les bijoux différent-ils d'un modèle à l'autre, pourquoi ?
Le contexte : à partir de la lecture des légendes des deux photographies, quels renseignements ethnographiques peut-on tirer des clichés ? Les deux photographies présentent-elles le même sujet ?
Inter-iconicité : rechercher dans l'histoire de la sculpture depuis l'Antiquité et de la peinture depuis la Renaissance des cadrages, des compositions de groupes ou des poses semblables. Qu'en déduire sur la prise de vue dans la fin des années 1880 et ses éventuelles références culturelles ?
Confronter les photographies d'Édouard Joseph Bidault de Glatigné avec celles de Johnson et Anderson), celle de Felice Beato, d'Henri de Bouillane de Lacoste, ou de Jean-Louis Doze.
ACTIVITÉ Exercice de classement
Quelles sont les modalités de désignation du visible ?
Après avoir demandé à plusieurs personnes de donner des titres ou de brefs commentaires à 4 ou 5 images, le travail consiste ensuite à classer les relations établies entre les textes et les images en différentes catégories au sein d'une grille.
On s’attachera d’abord à distinguer les modalités purement visuelles de la posture de désignation de toutes les autres postures qui incorporent de l’invisible ou de la subjectivité.
Puis on distinguera les deux postures "personnelles" de la désignation et de la connotation, des deux postures "artistiques" de l’imagination et de la rhétorique entre lesquelles sont positionnées les deux postures "intellectuelles" de l’explication et de la symbolisation.
Dans l’autre sens on opposera le mode "adulte", ironique, critique et toujours décalé, de la transposition du mode "infantile" de l’énumération des choses vues et du mode "spécialiste" de la sélection qui encadre les deux modes d’appréhension globale de l’image soit en tant que particularité originale (par induction) soit en tant que modèle représentatif (par généralisation).
ACTIVITÉ
images à consulter
 
La composition
Pour chacune des photographies, étudier la composition.
William Johnson, William Henderson et John William Lindt, tout en s'intéressant aux catégories sociales, aux professions, aux types ethniques, au décor et aux objets du quotidien des populations photographiées, expriment dans leurs images souvent réalisées en studio, un souci de l'harmonie et du pittoresque, qui n'est pas sans rappeler certaines conventions de la peinture.
Sur une reproduction, tracer les principales lignes (verticales, horizontales, diagonales) qui structurent l'espace de la photographie. Rechercher le point de fuite. Par un hachurage, mettre en évidence la répartition des zones d'ombre et de lumière. Dans quelles formes géométriques s'inscrivent les personnages ?
Rechercher dans l'histoire de la peinture du XIXe siècle des inscriptions semblables :
- compositions de groupes
- portraits de femme ou de mère et d'enfant
- académies de nus allongés.
Pour compléter, on pourra comparer les photographies de John William Lindt ou d'Édouard Joseph Bidault de Glatigné avec celles réalisées par Paul-Émile Miot sur les habitants de Terre-Neuve à bord de L'Ardent ou prises lors du voyage de L'Astrée (1869-1870) en Polynésie et quelquefois rapprochées des œuvres de Paul Gauguin.
 

Un statut qui évolue

Les photographies de Paul-Émile Miot sont emblématiques de l'évolution des regards. Considérées comme ethnographiques à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ses photographies sont quelquefois reproduites sans nom d'auteur, par exemple lorsque Disdéri les diffuse au format carte de visite. À la suite des l'exposition au Musée d'Orsay (Paul-Émile Miot, photographe de Tahiti et des îles Marquises, Musée d'Orsay 1989) et au Louvre (Jean Starobinski Largesse, Le Louvre 1994), elles prennent, une valeur artistique qui leur ouvre les portes des galeristes parisiens (Michèle Chomette, Pierre-Marc Richard, Paul-Émile Miot, 1827-1900. Un marin photographe, Paris, Galerie Michèle Chomette, 1995).
Voir l'exposition virtuelle Paul-Émile Miot. Photographies de Terre-Neuve et de l'île du Cap-Breton de la Bibliothèque et des Archives du Canada.
ACTIVITÉDécouvrir des artistes contemporains
La visite de l'œuvre de quelques artistes contemporains qui ont travaillé sur les esthétiques formelles du corps complète cette approche, comme, par exemple, Orlan et Nicole Tran Ba Vang.
Ces artistes, mais aussi bien d'autres comme Valie Export, Cindy Sherman ou Valérie Belin, travaillent sur les codes ethniques, sociaux, commerciaux de mise en scène et de modification du corps (peintures corporelles, scarifications, déformations et modélisations du visage ou du crâne, piercing, codes de la mode et de la publicité…) qui, dans les différentes sociétés, esthétisent les corps et l'image qu'on en donne, directement ou à travers représentations et médias, en fonction d'un modèle imposé de beauté. Il s'agit donc, à partir de quelques reproductions de repérer et d'analyser les codes et les signes qu'ils utilisent aussi bien sur le corps que sur l'image de celui-ci, de les référer aux sociétés qu'ils convoquent pour étudier les sources de notre esthétique et la relativiser.
Ce va-et-vient entre le XIXe siècle et le XXIe siècle permet de faire réfléchir sur le contexte historique des images. Aujourd'hui, les photographies ne sont plus des ressources documentaires sur les sociétés qu'elles mettent en scène. Elles éclairent plus sur les modes d'élaboration des discours scientifiques de la géographie, de l'anthropologie, de l'ethnographie, de l'ethnologie… sur ceux plus politiques et idéologiques des discours sur l'inégalité des hommes, la colonisation, la hiérarchie du monde…, ou sur la communauté des regards qui les rend visibles.

sites à consulter  Orlan
 Nicole Tran Ba Vang
 

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