"Le réaliste le plus obstiné est bien forcé d’employer,
pour rendre la nature, certaines conventions de composition ou d’exécution.
S’il est question de la composition, il ne peut prendre un morceau
isolé ou même une collection de morceaux pour en faire un
tableau. Il faut bien circonscrire l’idée pour que l’esprit
du spectateur ne flotte pas sur un tout nécessairement découpé ;
sans cela il n’y aurait pas d’art. Quand un photographe prend
une vue, vous ne voyez jamais qu’une partie
découpée
d’un tout ; le bord du tableau est aussi intéressant
que le centre ; vous ne pouvez que supposer un ensemble dont vous
ne voyez qu’une portion qui semble choisie au hasard. L’accessoire
est aussi capital que le principal ; le plus souvent, il se présente
le premier et offusque la vue. Il faut faire plus de concession à l’infirmité de
la reproduction dans un ouvrage photographié que dans un ouvrage
d’imagination. Les photographies qui saisissent davantage sont
celles où l’imperfection même du procédé,
pour rendre d’une manière absolue, laissent certaines lacunes,
certains repos pour l’œil qui lui permettent de ne se fixer
que sur un petit nombre d’objets. Si l’œil avait la
perfection d’un verre grossissant, la photographie serait insupportable :
on verrait toutes les feuilles d’un arbre, toutes les tuiles d’un
toit, et sur ces tuiles les mousses, les insectes, etc. Et que dire des
aspects choquants que donne la perspective réelle, défauts
moins choquants peut-être dans le paysage, où les parties
qui se présentent en avant peuvent être grossies, même
démesurément, sans que le spectateur en soit aussi blessé que
quand il s’agit de figures humaines ? Le réaliste obstiné corrigera
donc dans un tableau cette inflexible perspective qui fausse la vue des
objets à force de justesse.
Devant la nature elle-même, c’est notre imagination qui fait
le tableau : nous ne voyons ni les brins d’herbe dans un paysage,
ni les accidents de la peau dans un joli visage. Notre œil, dans
l’heureuse impuissance d’apercevoir les infinis détails,
ne fait parvenir à notre esprit que ce qu’il faut qu’il
perçoive ; ce dernier fait encore, à notre insu, un
travail particulier : il ne tient pas compte de tout ce que l’œil
lui présente ; il rattache à d’autres impressions
antérieures celle qu’il éprouve, et sa jouissance
dépend de sa disposition présente. Cela est si vrai que la
même vue ne produit pas le même effet sous des aspects différents."