"Tout le monde a entendu parler des sauvages qui sont actuellement
pensionnaires du Jardin zoologique d'Acclimatation du Bois de Boulogne
; beaucoup de gens sont allés les voir et ont bien fait, car ils
présentent à l'observateur un spectacle intéressant.
Ils sont là, couchés ou accroupis autour du feu allumé sous
les arbres de la grande pelouse, immobiles pendant des heures entières,
regardant d'un œil atone la foule étonnée qui se
presse aux grilles comme devant des animaux extraordinaires. Pensent-ils
? On ne saurait le dire. Parlent-ils ? Oui, ils parlent, si l'on peut
appeler langage les sons gutturaux, les gloussements qu'à de longs
intervalles ils échangent entre eux. Ils sont là, insouciants,
n'ayant plus pour agir la seule cause qui puisse les faire s'agiter,
la faim ; car ils sont repus. C'est un spectacle curieux, mais attristant
aussi. L'homme à ce point d'abrutissement n'est pas tout à fait
un animal ; mais ce n'est presque plus un homme.
[…] Leur tête, dit d'Orbigny, est assez grosse, leur visage
arrondi ; ils ont le nez court et un peu élargi, les narines ouvertes,
les yeux petits, noirs et horizontaux ; la bouche grande, à grosses
lèvres, les dents blanches, bien rangées ; les oreilles
petites et les pommettes peu saillantes. Ils n'ont que peu de barbe,
et l'arrachent. Leurs cheveux, semblables à ceux de tous les Américains,
sont noirs, longs et plats. Leur corps est massif, leur poitrine large
et leurs jambes arquées relativement assez courtes. Les femmes
présentent les mêmes caractères que les hommes et
ne rentreraient que difficilement dans les proportions exigées
par l'esthétique européenne. Leur taille moyenne est de
1m,66 à 1m,68.
[..] Et cependant, ils ont une capacité intellectuelle, latente,
il est vrai, qui semble supérieure à celle des Australiens.
Ils apprennent les langues avec une remarquable facilité, et ont
un esprit d'imitation poussé à l'extrême que l'on pourrait
utiliser pour leur apprendre bien des choses. L'avenir nous dira si ceux
qui se trouvent actuellement au Jardin d'Acclimatation tireront quelque
profit de leur séjour parmi nous. Notre opinion est qu'ils seront
enchantés de se retrouver chez eux et que le souvenir de tout ce
qu'ils auront vu restera dans leur esprit comme un rêve qui n'aura
peut-être pas été complètement agréable."
Paul Juillerat, "Les Fuégiens du Jardin d'Acclimatation",
La
Nature. Revue des Sciences et de leurs applications aux Arts et à l'Industrie,
1881, Deuxième semestre, p. 295-298
Texte
intégral sur le site du CNAM