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La théâtralité du rouge

par Michel Pastoureau

 
Depuis des époques très anciennes, la couleur rouge a été en Occident associée à la mise en scène du pouvoir et du sacré. Probablement parce que c’est dans la gamme des rouges que l’homme européen a été performant le plus tôt, bien avant toutes les autres couleurs, et ce aussi bien en teinture qu’en peinture. Par là même, le rouge a longtemps été considéré comme la couleur par excellence, celle du sang et du feu, celle de la vie et de la vigueur, celle de l’autorité et de la beauté. Dans plusieurs langues mortes – et même encore dans quelques langues vivantes, le russe par exemple – il y a synonymie entre "rouge" et "coloré", "rouge" et "puissant", "rouge" et "beau".
 
À l’époque romaine, le rouge, qui est à la fois la couleur de la guerre et celle de l’empire, participe à toutes les victoires et solennités. On distingue même souvent plusieurs nuances de rouge, comme le montre un emploi précis et diversifié du vocabulaire. Le rouge du manteau des légionnaires, par exemple, teint avec de la simple garance, n’a pas le même aspect ni la même valeur symbolique que celui de l’empereur, obtenu à partir du précieux murex et dont les reflets pourprés se situent à mi-chemin entre le rouge, le violet et le noir.
 
Le christianisme médiéval a repris et prolongé une partie de ces usages solennels du rouge, mais en diminuant la dimension guerrière de la couleur et en développant au contraire sa fonction sacrée. Le rouge est devenu une des trois couleurs liturgiques principales, liée aux fêtes de l’Esprit et de la Croix. Associé au blanc, il est devenu également la couleur symbolique de l'Église, de la papauté et d’une bonne partie des rituels et cérémonies qui leur sont associés. Les cardinaux eux-mêmes, censés donner leur vie et leur sang pour le Christ, sont entièrement vêtus de rouge à partir du milieu du XIIIe siècle. Leur réunion lors d’un conclave ou d’un concile s’accompagne d’une omniprésence vestimentaire de cette couleur, à un degré jamais vu par ailleurs.
 
À l’époque moderne, cette mise en scène du rouge ne disparaît pas des églises ni des palais mais elle s’étend à d’autres lieux et circonstances, les uns tout aussi solennels, comme les palais de justice, les autres plus profanes et plus ludiques. Le rouge devient en effet la couleur dominante des lieux de plaisir et de divertissement. Non pas tant celle des maisons de prostitution, dont une lanterne rouge signale parfois la présence, que celle des salles où se donne un spectacle, s’écoute de la musique, se joue une pièce de théâtre ou un opéra.
 
Même si, au XVIIIe siècle, le bleu lui fait un moment concurrence dans ce rôle, le rouge demeure jusqu’à des dates très récentes la couleur de la théâtralité. Partout des salles sont entièrement habillées de rouge, du sol au plafond, des fauteuils aux rideaux, pour exprimer tout à la fois le caractère exceptionnel du lieu, et le plaisir que l’on éprouve à y être. Sans le rouge, la fête ne serait pas complète, le plaisir moins grand, le lieu plus ordinaire.
Aujourd’hui, cette théâtralité du rouge tend à se faire plus discrète ou à se galvauder. Dans les églises et les palais, les couleurs se sont souvent retirées ; dans les salles de spectacle et sur les terrains de sport, d’autres couleurs ont fait leur apparition ; la fête n’est plus seulement rouge mais aussi bleue, noire, blanche, verte. Ce faisant, elle a perdu de sa force et de son pouvoir, et n’est plus tout à fait la fête.
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