Rubis, prince des gemmes, gemme des princes
par Jean-Luc Chassel *
Rouges, les gemmes peuvent l’être comme
rien au monde. La densité de la couleur, magnifiée par
la lumière, la richesse des nuances, la dureté de la matière
ont suscité la fascination, excité la convoitise depuis
l’aube des temps. Mais la rareté fait le prix : le faible
nombre des sites producteurs, les difficultés de l’extraction,
la multiplicité des intermédiaires et les aléas
des routes de commerce ont longtemps réservé la possession
de ces gemmes aux princes ou, tout du moins, aux élites.
Escarboucles, "balais" et grenats
La gemmologie distingue aujourd’hui trois principales
familles de pierres rouges. L’appellation rubis est réservée
aux corindons (oxydes d’aluminium) ; par ordre de dureté
et de préciosité, viennent ensuite les spinelles (oxydes
d’aluminium et de magnésium, qui n’ont été
scientifiquement isolés qu’au milieu du XIXe
siècle) et les grenats (silicates bi-métallifères,
aluminium et manganèse pour les pyropes, aluminium et fer pour
les almandins).
Avant l’avènement des principes de la chimie et de la physique
modernes, le chromatisme était le fondement essentiel de classification
des pierres. Toutefois certaines propriétés naturelles
des cristaux (forme et dureté), ou encore leur provenance, étaient
connues par les gens de métier et interféraient dans la
typologie. Ainsi la terminologie occidentale ancienne, bien que très
fluctuante, avait tendance à ranger les gemmes rouges en trois
catégories :
- Les plus précieuses de toutes étaient de couleur rouge
sang, rouge ardent : elles méritaient, par excellence, les noms
de "rubis" (du latin rubinum, de ruber, rouge) ou
d’"escarboucles" (lat. carbunculus, petite
braise). Les meilleures brillaient même dans l’obscurité,
disait-on. Cette catégorie devait regrouper indistinctement des
rubis provenant d’Inde, de Ceylan ou de Birmanie, les spinelles
les plus rouges voire quelques grenats d’une nuance exceptionnelle.
- Les variétés plus pâles, d’un rouge lavé,
cendré ou virant au rose, constituaient les rubis "balais".
Leur tonalité moins forte les faisait considérer comme
l’habitacle (le palais !) dans lequel naissait l’escarboucle,
ou bien comme le genre femelle de celle-ci. Certains auteurs rapportaient
cependant que les "balais" devaient leur nom à la région
d’Orient où ils étaient principalement extraits
et que l’on identifie aujourd’hui comme le Badakshan –
région montagneuse limitrophe de l’Afghanistan et du Tadjikistan,
aux sources de l’Amou-Daria et de son affluent, le Shignan –
ou encore le Balaghat – sur les rives du Penner, un fleuve côtier
du sud-est de l’Inde, au nord-ouest de Madras.
Ces belles pierres
sont aujourd’hui reconnues comme la variété rouge
des spinelles ; mais dans le monde arabe, on avait les déjà
distingués par la forme du cristal et le degré de dureté,
et on leur réservait l’appellation de "la’l".
Partout, de l’Orient à l’Occident, ces pierres étaient
très recherchées, surtout les plus grosses.
- Enfin, les espèces plus sombres, violacées, vineuses
ou tendant au brun, portaient le nom de grenats, du latin granatum,
grain, inspiré de la forme des cristaux, trapus, aux nombreuses
facettes, auxquels l’érosion donne souvent un aspect grossièrement
sphérique. Ce nom a été conservé pour une
famille de gemmes bien connue, dont les spécimens communs sont
en effet d’un rouge sombre. L’Orient et la Bohême
en étaient, et sont encore, les principaux producteurs.
Cette classification ternaire laissait de côté d’autres
variétés chromatiques, d’autres matières
précieuses ou communes. La cornaline, par exemple, très
appréciée dès la préhistoire, et souvent
chauffée pour devenir plus rougeoyante, ou encore le jaspe rouge
n’ont jamais eu qu’une valeur modeste. Le corail, recherché
pour sa couleur somptueuse, mais trop tendre et opaque, ne pouvait rivaliser
avec les gemmes.
Pierres glorieuses d'Orient
Par leur magnificence les pierres précieuses exprimaient
plus que tout autre matière les vertus symboliques de la couleur
rouge rappellées par Michel Pastoureau. L’association avec
le sang, le vin, le feu, la puissance semble avoir été
communément reconnue par les civilisations d’Orient et
d’Occident. Il n’est pas étonnant que les rois, les
potentats, les castes guerrières, les élites aient rivalisé
pour s’approprier les plus beaux spécimens et en illuminer
leurs parures.
Le malheur, pour les grands de l’Europe, fut que leurs homologues
d’Orient eurent longtemps, grâce au contrôle de sites
de production et la maîtrise des voies de transit, l’avantage
de se servir les premiers ! De l’Inde au Moyen Orient, se constituèrent
ainsi d’invraisemblables accumulations de joyaux. Les sources
ne permettent pas de juger précisément de toute l’ancienneté
du phénomène, mais l’exemple des Moghols, aux XVIe
et XVIIe siècles, pousse au paroxysme
une tradition bien antérieure. Insatiables collectionneurs de
rubis et de spinelles, les Moghols développèrent l’usage
de graver leur nom et ceux de leurs ancêtres sur les plus remarquables.
Cette identification était efficace à double sens : marquage
des gemmes comme propriété de ces princes, et aussi célébration
d’une dynastie digne de posséder de tels trésors.
Dans cet échange symbolique de puissance entre les trésors
et leurs détenteurs, les spinelles du plus beau rouge et du poids
le plus impressionnant acquirent en Inde moghole une sorte de statut
officiel et reçurent le nom de "la’l jalâli"
(spinelle rouge glorieux) qui les attribuait d’office au prince.
Associées aux perles et aux émeraudes,
plus rarement aux saphirs – dont la couleur était peu prisée
en Orient –, les gemmes rouges resplendissaient sur les aigrettes
de turban, les attaches de manteaux, les colliers et bracelets, les
trônes… ou s’amoncelaient dans les coffres, comme
un capital de puissance au service des princes.
Quelques-uns de ces grands spinelles ont franchi les siècles
et leurs tribulations ont accompagné toute l’histoire politique
de l’Orient et de l’Occident ! Le plus fameux, sinon le
plus lourd (352 carats tout de même !) appartenait aux sultans
de Delhi lorsque Tamerlan s’en empara en 1398 et, le déposant
à Samarcande, lui donna le nom de "Tribut du monde".
Il passa aux Séfévides d’Iran, vainqueurs des Timurides,
puis regagna l’Inde en guise de cadeau diplomatique aux Moghols.
Lorsque Nâdîr Châh pilla Delhi en 1739, il revint
en Iran : là, en souvenir de sa lointaine et illustre origine,
il reçut une inscription au nom de Tamerlan. C’est sous
le nom de "Tibur ruby" que les Anglais le désignent,
depuis qu’il fut offert à la reine Victoria. On peut l’admirer
aujourd’hui, au centre d’un collier, à la tour de
Londres, entouré de deux autres spinelles gravés de noms
d’empereurs moghols.
Couronnes médiévales d'Europe
Rares donc à échapper à l’appétit
des magnats orientaux, les gemmes rouges étaient d’autant
plus convoitées en Occident. Là encore, les sources nous
manquent pour en retracer l’histoire aux époques les plus
anciennes. Les premières attestions sûres montrent en revanche
qu’elle n’ont pas seulement participé à l’apparat
des princes, comme de simples éléments de parure ou de
faste : par leur exceptionnelle préciosité, c’est
à la sacralité du pouvoir qu’elles ont été
associées.
Le témoignage le plus précoce, semble-t-il, concerne les
Capétiens.
Épousant en 1051 le roi Henri Ier,
la princesse Anne de Kiev apporta dans sa dot une très belle
pierre rouge de plus de deux cent cinquante carats. D’où
la principauté russe tenait-elle ce joyau ? De péripéties
commerciales avec le nord de l’Afghanistan, via l’Amou-Daria,
la mer d’Aral, la Caspienne et la Volga ? D’un cadeau
diplomatique du califat de Bagdad ? Nous ne le saurons jamais. Parvenue
dans le trésor des Capétiens, la lourde gemme semble avoir
joui d’un grand prestige : au témoignage de l’abbé
Suger, elle fut remise à Saint-Denis et sertie sur la plus importante
couronne du trésor royal, juste sur le bandeau frontal. On ne
se contenta pas de lui donner cette place d’honneur : elle fut
chargée de protéger une des plus insignes reliques tutélaire
de la royauté, une sainte épine de la couronne du Christ
déposée à Saint-Denis depuis l’époque
carolingienne. Au-delà du souci de parure, la combinaison ainsi
réalisée énonçait une véritable théologie
du pouvoir : déjà sacré par le chrême,
le roi de France, à l’image du Christ, portait au front
le sang de la Résurrection.
Devenue reliquaire, tantôt nommée "sainte couronne
de France", tantôt "couronne de saint Louis", détruite
pendant la Révolution, cette couronne inspira les couronnes françaises
postérieures où les pierres rouges en position frontale
figurent régulièrement depuis la fin du XIIe
siècle.
Une autre couronne ancienne, celle des empereurs germaniques, choisit
le rouge pour couleur de sa principale gemme. Cette couronne, remontant
peut-être aux début de la dynastie ottonienne (dans la
deuxième moitié du Xe siècle),
fut de nombreuses fois remaniée et l’on ne peut être
sûr que la grande pierre rouge y était sertie dès
l’origine. On peut toujours l’admirer à la Schatzkammer
de Vienne, mais privée de sa fabuleuse gemme qui, pour des raisons
mal éclaircies, fut remplacée au XIVe
siècle. Jugée sans équivalent à l’époque,
la gemme était surnommée "der Waise" (l’orphelin).
Nous en avons par chance un témoignage oculaire, celui que laissa,
vers 1250, dans son ouvrage sur les pierres précieuses, le fameux
dominicain Albert le Grand, théologien et encyclopédiste
d’origine allemande, qui enseigna à Paris mais aussi à
Cologne et fut un temps évêque de Ratisbonne. Sa couleur
était celle d’un vin clair et son éclat ressemblait
à une neige étincelante fondant dans ce vin. Les termes
imagés de la description semblent bien correspondre à
une catégorie de rubis, dits "chatoyants", dont les
nombreuses inclusions parallèles créent un effet lumineux
captivant. Il n’est pas indifférent qu’Albert, concluant
sa description, nous rapporte la croyance selon laquelle cette pierre
"protégeait l’honneur royal".
Les autres couronnes d’Europe s’empressèrent d’imiter
d’aussi prestigieux modèles. De l’important catalogue
qu’on peut en dresser, retenons la couronne dite "de saint
Venceslas", créée pour le roi de Bohême et
empereur germanique, Charles IV de Luxembourg, au milieu du XIVe
siècle. Toujours conservée au trésor de la cathédrale
de Prague, elle porte en position frontale un gros rubis-corindon de
quelque 250 carats. Comme dans la couronne française, on lui
ajouta une épine de la couronne du Christ.
La royauté anglaise ne fut pas en reste et eut la chance d’acquérir
une belle pierre d’environ 170 carats. Ce spinelle est connu sous
le nom de "rubis du Prince Noir", ce dernier l’ayant
reçue en cadeau du roi Pierre Ier de
Castille, qui s’en était lui-même emparé à
Grenade. Sertie sur le casque d’Henri V de Lancastre lors de la
bataille d’Azincourt, en 1415, la gemme aurait protégé
le roi d’un coup mortel ! Elle orne toujours, comme nous le verrons,
la principale couronne anglaise.
Les pierres rouges ne brillèrent pas seulement au front des rois
: tous les princes d’Europe s’arrachèrent ces précieux
symboles de puissance. Inventaires et comptes révèlent
parfois les sommes colossales déboursées pour leur acquisition.
Le duc Jean de Berry gagna le concours en faisant acheter à Venise
un énorme balais de 426 carats, le plus gros connu en Europe.
On ne sait ce que la pierre est devenue. En revanche, on peut encore
admirer le spinelle qu’Anne de Bretagne tenait de ses ancêtres
: surnommé "Côtes de Bretagne", incorporé
dans le trésor royal, il fut taillé en forme de dragon
pour l’insigne de la Toison d’or de Louis XV et est actuellement
exposé au Louvre.
Continuité et renouvellement d’une tradition
Si fortement implantée et d’un symbolisme
si puissant, la tradition médiévale passa aux couronnes
modernes. Toujours à l’honneur, les pierres rouges durent
cependant faire face à la promotion du diamant. Ce dernier, réputé
dès l’Antiquité pour sa suprême dureté,
avait été associé pour cela à l’idéologie
royale. Mais, dans l’incapacité des lapidaires à
le travailler, il restait esthétiquement peu séduisant.
L’attrait pour cette pierre ne put vraiment se diffuser qu’à
partir du moment où, par la création de facettes, on fut
capable d’exprimer ses feux. Timidement amorcés à
Venise au XIVe siècle, les progrès
du travail du diamant devinrent remarquables à partir du XVIe
et la fièvre de possession s’empara de tous les princes,
qui rivalisèrent pour en couvrir leurs couronnes, sceptres et
tenues d’apparat.
Des exemples remarquables montrent pourtant la résistance du
rouge. Loin d’être éliminés, rubis et spinelles
entrent maintenant en combinaison avec les feux du diamant. Ils cèdent
le premier rang mais gardent au moins le second et permettent de renouveler,
d’une manière ostentatoire, l’ancienne association
de rouge et de blanc si solidement ancrée dans le goût
occidental, comme Michel Pastoureau la montré.
Le résultat de ce nouveau système est spectaculaire, comme
on peut en juger sur de nombreux joyaux de collections royales. On ne
retiendra que quelques spécimens particulièrement célèbres.
Par la perfection de sa taille et sa limpidité – qui le
font considérer comme le plus beau diamant du monde – le
fameux "Régent" était destiné à
un rôle majeur dans les fastes de la monarchie française.
Lorsqu’il fut serti dans la couronne de Louis XV, il prit bien
sûr la place d’honneur, mais juste au-dessous de lui, sur
le front, en souvenir de l’ancienne tradition, on maintint une
pierre rouge en un mariage bicolore renforcé par d’autres
diamants plus petits. La couronne impériale commandée
en 1762 à un joaillier français par Catherine de Russie,
est constellée de diamants (près de 5000) et ne comporte
qu’une seule pierre de couleur : rouge, bien sûr, et énorme
(414,30 carats), d’origine orientale transitant par la Chine,
elle n’est pas sertie en position frontale mais sommitale, ce
qui la met très en valeur, selon une solution déjà
expérimentée dans les siècles antérieurs.
Plus tardive encore, la couronne impériale anglaise est la mieux
connue du public. Dans sa version primitive de 1838, réalisée
pour Victoria, le saphir "Stuart" est placé sur le
bandeau frontal, mais le "rubis du Prince Noir", beaucoup
plus gros, serti juste au-dessus, garde encore le statut de gemme majeure.
Dans la seconde version, celle qu’Elizabeth II arbore depuis 1953,
le spinelle historique n’a pas bougé ; il est pourtant
relégué au second rôle par le fameux diamant "Cullinan
II" de 317,40 carats, remplaçant le saphir immédiatement
au-dessus du front.
L’évolution du marché des gemmes, certes, ne réserve
plus aux princes et aux élites la possession des pierres rouges.
L’exploitation de nouveaux gîtes, dans le sud-est asiatique
voire à Madagascar, a répandu dans le commerce d’innombrables
rubis, mais il s’agit souvent de pierres de qualité médiocre
que, face à une demande de plus en plus forte, des traitements
thermiques ou des vitrifications tentent d’améliorer…
Si l’évolution du goût a pu promouvoir d’autres
pierres, d’autres couleurs, la cote des beaux rubis d’un
certain poids, les gros spinelles du meilleur rouge ne cesse de s’élever
sans décourager pourtant la plus riche clientèle mondiale.
Du politique à l’économique, la symbolique des
gemmes rouges fait encore rêver…
* Maître de conférences à l'université Paris X-Nanterre