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Palette et nuancier : les rouges des teinturiers et des peintres

par Inès Villela-Petit *

Pour dire les couleurs et les sentiments qu’elles inspirent, la métaphore est reine : rouge comme sang, rouge-feu, rouge de colère et vert de rage... Mais dans l’atelier du peintre, dans celui du teinturier, certes, ce n’est pas de sang, de feu ou de colère que l’on use pour obtenir le rouge, mais de pigments, de laques et de colorants qui transposeront dans l’art le sang de Narcisse, le feu d’Enfer ou la colère des batailles. Comme disait Boccace, et Maurice Denis après lui, la peinture de prime abord n’est autre chose qu’un peu de couleurs disposées avec art sur la toile. Voyons le rouge. À travers les matières et les textures que le peintre dispose en éventail sur sa palette, dont le teinturier fait le nuancier de ses bains de couleurs, le rouge absolu, le rouge abstrait, l’idée "rouge", se démultiplie en une infinité de teintes : carmin, cinabre, vermillon, écarlate, garance, cramoisi, pourpre... jusqu’aux limites du champ sémantique et de la perception des rouges. Roses et violacés sont-ils encore des rouges ? La question, souvent, s’est posée, question de nuance et de point de vue.

Herbes, coquilles et vermisseaux : les rouges anciens de la teinture

Une fois séchées, les taches de sang perdent leur rouge initial et virent au brunâtre sale. Pour retrouver la couleur du sang vif et toute la richesse symbolique dont elle est porteuse, il faut donc recourir à d’autres matières. Les plus précieuses restaient pourtant au plus près de ce symbolisme vital : le suc des mollusques à pourpre et celui du kermès, de la cochenille et autres insectes à laque ne sont-ils pas comme un sang animal ? On sait l’engouement pour la pourpre de Tyr qui teignait le vêtement des empereurs romains et dont ils se réservaient l’usage, de même que le porphyre, son équivalent parmi les marbres. Si, en Europe occidentale, la teinture des tissus en pourpre disparut au Moyen Age, elle perdura à Byzance et fut aussi en faveur en Extrême-Orient et dans l’Amérique précolombienne. D’abord incolore, le suc des mollusques (murex et pourpres) passe au verdâtre sous l’effet de l’air et de la lumière, puis vire à cet indéfinissable rouge-brun sombre violacé qui fit sa gloire... et l’hécatombe desdits mollusques.
Plus répandues que la pourpre, mais fort coûteuses elles-aussi, sont les teintures tirées des insectes parasites de diverses essences végétales : le kermès, les cochenilles de Pologne, d’Arménie ou du Mexique, la cochenille à laque. Le terme générique était autrefois vermiculus, "petits vers", mais on hésita encore longtemps sur la nature exacte de ces petites boules : graines ou insectes ? Le kermès des teinturiers, récolté annuellement sur le chêne du même nom, donnait leur beau rouge aux draps de laine du Moyen-Age, les écarlates et les cramoisis de la garde-robe des princes. Les cochenilles avaient même usage. Celle cultivée sur les cactus nopals et les figuiers de Barbarie du Mexique et du Pérou fut, dès la fin du XVIe siècle, l’un des principaux produits importés des Amériques, se substituant en partie au kermès traditionnel. La manufacture de tapisserie des Gobelins lui doit ses rouges éclatants. Suivant l’insecte et le mordant choisi, les teintes obtenues varient du rouge vif au rouge sombre ou violacé et, vertu suprême pour les teinturiers : elles ne passent pas.
Comme la pourpre et le kermès, l’usage du rouge de garance remonte à l’Antiquité. Il traverse les âges jusqu’aux pantalons garance des uniformes du XIXe siècle. Extrait des racines d’une herbacée, dite garance des teinturiers, cultivée un peu partout dans l’Europe médiévale et en Orient, ce rouge végétal est solide, de teinte vive et beaucoup moins cher que les teintures animales. Sa cousine sauvage, plus pauvre en colorants, donne seulement des roses. Au XVIIe siècle, la Hollande eut un monopole de fait sur cette culture tinctoriale. Puis les garancières réapparurent en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, lorsque le secret de la teinture du coton au rouge garance pratiquée en Inde et dans l’Empire ottoman eut été percé.
Il faudrait encore citer le rouge clair tiré des fleurs du carthame des teinturiers, le violet des racines d’orcanette, les tons "mauves" des baies de sureau et de myrtille, les brun-rouge et les violacés de divers orseilles et lichens, et la gamme des roses extraits des bois rouges importés de l’Inde puis d’Amérique (bois de sapan, bois de campêche), mais ce sont des colorants réputés de petit teint. Les plus communs étaient utilisés localement, dans la confection villageoise. Aux teinturiers professionnels, ils servaient surtout à nuancer le kermès, la cochenille ou la garance en teintes raffinées : nacarat, amarante, lie-de-vin...

Mercure, plomb brûlé et bois de braise :
les rouges anciens de la peinture

 
Quelques colorants de teinture furent aussi employés par les peintres, tels les laques de kermès ou la gomme-laque, mais la liste des rouges de la peinture, la fréquence de leur usage et leur hiérarchie sont bien différentes. Le premier, le rouge par excellence, est le vermillon. S’il se rencontre à l’état naturel sous le nom de cinabre, la synthèse artificielle de ce composé de soufre et de mercure fut une des réussites de l’alchimie antique qui y voyait une illustration des principes de transmutation réversible qui lui étaient chers. L’usage du vermillon dans la peinture et l’enluminure médiévale fut général. On en trouvait facilement chez les apothicaires et les marchands de couleur. Les artistes n’avaient donc aucun besoin d’en maîtriser la fabrication, dont on se doute bien qu’elle est toxique. C’est un rouge vif, lumineux et saturé qui, lorsqu’il est de bonne qualité, tire vers l’orangé, mais il arrive aussi qu’il s’altère et noircisse.
Le minium est une autre création de l’alchimie antique. Il s’obtient en chauffant du blanc de plomb ou céruse, d’où son nom de cerussa usta "céruse brûlée". Il était d’usage courant et les apothicaires en vendaient. Son ton est orange éclatant, mais le champ de ses applications couvrait aussi la gamme des roux. Ainsi l’écureuil ou le renard sont-ils souvent peints orange vif dans l’enluminure médiévale. Plus rare, en revanche, semble avoir été l’emploi du réalgar, un sulfure rouge d’arsenic aussi connu sous le nom de "mort aux rats"... Ces rouges "alchimiques" ont en effet pour point commun d’être hautement toxiques. Et de même que les teintures animales ont un rapport avec le sang, eux ont manifestement à voir avec le feu.
Dans la peinture murale, la peinture à fresque en particulier, les rouges sont tout autres. Les contraintes du médium imposent les terres et ocres rouges qui restent stables en toutes circonstances. Ce sont les rouges les plus anciens de la palette, ceux de l’art paléolithique, et ils n’ont jamais cessé d’être employés. Suivant leur provenance et leur composition en oxydes métalliques, ils sont de teintes variées mais dans une gamme de rouges sourds et rouges-bruns : terre de Sienne, hématite ou sanguine, bol d’Arménie... L’ocre jaune, plus répandue, fournit lorsqu’elle est calcinée un rouge ou ocra usta (ocre brûlée), peut-être d’usage encore plus répandu que les terres naturellement rougeâtres. L’enluminure et la peinture de chevalet s’en servaient aussi, surtout en sous-couches et pour rendre les bruns du paysage.
 
Enfin, les laques permettaient d’étendre la palette du peintre aux rouges translucides, aux roses et aux violets. La bourre des draps d’écarlate était soigneusement conservée pour le colorant qu’elle contenait et le kermès qu’on pouvait en extraire servait à faire laques et glacis. D’autres rouges organiques étaient plutôt réservés à l’enluminure. La résine du dragonnier dite sang-dragon est un rouge sombre. Une légende déjà connue de Pline l’Ancien y reconnaissait le sang mêlé d’un dragon et d’un éléphant, deux animaux qui se détestent et s’entretuent en un combat fantastique. Quant au folium, extrait des graines d’une héliotrope, il donne du rouge, du violet ou du bleu, suivant le principe du papier tournesol. La nuance violacée semble cependant la plus employée dans les manuscrits, ou avec l’orseille, il teintait le parchemin en des tons qui pouvaient rappeler la pourpre antique. Mais le colorant le plus en faveur à partir du XIIe siècle, fut de loin le brésil, extrait d’un bois tinctorial qui arrivait de l’Inde par les routes de la soie. Suivant sa préparation il donnait des glacis rouges ou des roses opaques, ces roses dont la vogue était si grande dès la fin du Moyen Âge. Les bois rouges furent le premier produit importé du Brésil, qui leur doit son nom. Au XVIIIe siècle, c’est de l’Inde à nouveau qu’ils arrivaient par cargaisons entières, mais surtout pour les besoins de la teinture.

La modernité ou le rouge apprivoisé ?

La chimie moderne a transformé le métier de teinturier et bouleversé la palette des peintres. Les rouges des XIXe et XXe siècle n’ont plus grand-chose à voir avec ceux qui avaient jusque là dominé l’univers artistique et symbolique de la peinture et des tissus. La laque d’alizarine qui remplace la garance, les rouges de Mars à base d’oxydes de fer, le rouge Magenta, la fragile laque éosine, les rouges et orangés de cadmium, les composés d’azote, de toluène, les violets de manganèse, de cobalt, et les récents quinacridones ne portent plus en eux-mêmes les métaphores du sang et du feu dont résonnaient les couleurs d’autrefois. Sans doute la matérialité des pigments et des colorants est-elle moins présente aujourd’hui puisqu’un éventail de teintes extrêmement variées est directement accessible sans qu’il soit besoin de savoir leur nature et leur composition propre, ou de procéder soi-même aux étapes laborieuses et aléatoires de la fabrication, du broyage ou du mélange des poudres colorées. La teinte importe plus que le matériau. Mais il faut aussi remarquer que la mythologie des matériaux correspondait au monde médiéval dont elle était partie intégrante. Dans notre monde contemporain, les référents mythologiques sont éclatés, multiformes et de tous horizons. Et ces teintes nouvelles que sont le fuschia ou le rose fluo ne sont-elles pas à leur tour, peu à peu, investies par l’imaginaire ?

 
En savoir plus
Dominique Cardon, Guide des teintures naturelles, Delachaux et Niestlé, Lausanne, 1990
Annie Mollard-Desfour, Dictionnaire des mots et expressions de la couleur : Le Rouge, CNRS éditions, Paris, 2000
Michel Pastoureau, Jésus chez le teinturier : couleurs et teintures dans l'Occident médiéval, Paris, Le léopard d'or, 1998

* Conservateur, département des Monnaies, médailles et antiques, BNF
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