1952 – 1964


   

  Sartre et le Parti communiste français

On peut distinguer trois périodes dans les relations difficiles que Sartre entretient avec le Parti communiste français : de 1941 à 1949, Sartre occupe une position ambivalente, marquée par l'hostilité du PCF et par l'affaire Nizan ; après l'échec du Rassemblement démocratique révolutionnaire, en 1949, il devient un "compagnon de route" et manifeste un soutien absolu et enthousiaste au parti communiste ; en 1956 se produit la rupture.
Tandis que Sartre se rapproche du parti communiste, Merleau-Ponty commence à s'en éloigner. En 1952, Sartre publie dans leur revue l'article intitulé Les communistes et la paix, qui est une apologie du PC. Puis il supprime un chapeau critique à l'égard d'un article très marxisant de Pierre Naville rédigé par Merleau-Ponty. Claude Lefort, élève et ami de Merleau-Ponty, réfute dans Les Temps modernes les positions de Sartre, qui réplique sans ménagement. Merleau-Ponty avertit Sartre de son intention de publier sa propre position politique dans la revue. Sartre refuse : c'est la rupture. L'enjeu de cette opposition entre les deux philosophes réside dans leur conception divergente de l'engagement et des rapports entre politique et philosophie. Alors que Sartre juge qu'il faut réagir sans délais aux événements, au détriment parfois de la réflexion, Merleau-Ponty revendique la prudence et une analyse philosophique de fond, au détriment parfois de l'action.
Sartre rompra définitivement avec les communistes français en 1956, après l'écrasement de l'insurrection de Budapest, sans pourtant renoncer à ses convictions socialistes ni à ses amitiés avec les communistes d'autres pays, notamment polonais et italiens.
   
  Les voyages en Italie

Pendant l'été 1933, Sartre, en compagnie de Simone de Beauvoir, visite l'Espagne et l'Italie ; le régime fasciste de Mussolini gêne peu ces deux parfaits touristes : "Nous avons vu Venise avec ce regard qu'on ne retrouve plus jamais : le premier. Pour la première fois nous avons contemplé la Crucifixion du Tintoret".
En 1936 le cœur de la ville populaire de Naples fascine Sartre. À la fin de l'été 1951, lors d'un voyage en compagnie de Michelle Vian, il retrouve dans cette "ville en putréfaction" transformée par la guerre, les mêmes sentiments d'attirance et de dégoût.
Il séjourne souvent à Venise pour voir les "Tintoret" dans les années 50 ; il écrit, sur l'atmosphère et les mythes de la ville, Venise de ma fenêtre. Avec Un parterre de capucines, en 1952, c'est le baroque romain qu'il interroge. À Naples, Capri, Rome et Venise, il s'abandonne à l'écriture de pages destinées à un ouvrage inachevé, La reine Albemarle ou le dernier touriste, qui devait être "La Nausée de son âge mûr", et dont les fragments épars seront réunis dans un ouvrage posthume en 1991.
Il se lie d'amitié avec Renato Guttuso, un peintre réaliste d'inspiration sociale qui fera les décors du film de Vittorio De Sica, Les Séquestrés d'Altona. Il fréquente aussi les acteurs et metteurs en scène comme Suso Cecchi d'Amico, Francesco Rossi, Vittorio Gassman, pour l'adaptation du Kean au cinéma en 1957. Il rencontre des intellectuels italiens, pour qui ses textes d'engagement comptent beaucoup, en particulier Togliatti, chef du parti communiste italien, Carlo Levi, Sciascia et Moravia.
         

  La guerre d'Algérie

L'engagement de Sartre contre le colonialisme est bien antérieur à la guerre d'Algérie. Dès 1948 il prend position en faveur des mouvements indépendantistes marocains et tunisiens et surtout indochinois. Les événements algériens vont cependant être l'occasion d'amplifier et de radicaliser son opposition au système colonial. À partir de 1956, Sartre multiplie les interventions et les articles, notamment dans Les Temps modernes – qui seront saisis cinq fois –, dénonçant, aux côtés d'autres intellectuels, la violation des droits de l'homme et la torture. Cette opposition vigoureuse à la politique algérienne du gouvernement trouve son point culminant lors du procès des réseaux français de soutien au FLN en 1960. Sartre, qui se trouvait alors au Brésil, fit parvenir une lettre, en réalité écrite avec son accord, par l'équipe des Temps modernes, dans laquelle il se déclarait "porteur de valises" et affirmait son entière solidarité avec les inculpés. Lue à la barre par le défenseur du "réseau Jeanson", Roland Dumas, cette lettre provoqua un véritable scandale et fit de Sartre la "bête noire" des tenants de l'Algérie française : à deux reprises, en 1961 et en 1962, son appartement fut plastiqué par l'OAS. Sartre n'en continua pas moins son combat : il participa à de nombreuses manifestations et témoigna à des procès. Jusqu'à la fin des hostilités, il ne cessa de lutter contre l'oppression coloniale et pour l'indépendance de l'Algérie.
     




 

  L'ambassadeur

À partir de 1955, Sartre commence une longue série de voyages semi-officiels qui vont l'amener à rencontrer des intellectuels, des leaders politiques et des chefs d'Éat, faisant de lui un véritable ambassadeur de la pensée contestataire. Il est reçu en Chine, au Japon, à Cuba, en Yougoslavie, en URSS, au Brésil, et au Portugal au moment de la révolution des Oillets. Il est présenté à Mao, rencontre Fidel Castro et Che Guevara, Khrouchtchev, Tito, Nasser. À chaque voyage il donne des conférences de presse, des interviews à la télévision et à la radio. En 1967, il devient ambassadeur de la paix en se rendant en Égypte et en Israël afin d'ouvrir un dialogue entre les intellectuels israéliens et égyptiens. Au cours de multiples conférences, il défend le droit au retour des Palestiniens et le droit d'Israël à exister en tant que nation. Tout au long de sa vie Sartre a milité pour la paix au Proche-Orient. Il ressentait le conflit israélo-arabe comme un "drame personnel". Dans la préface du numéro des Temps modernes consacré à cette question en 1967 il déclare : "Nous conjurons les uns et les autres de ne plus faire couler le sang". Il effectuera son dernier voyage en Israël, en 1978, pour favoriser une réponse à l'initiative de Sadate. Enfin, en 1979, il participera à un colloque organisé chez Michel Foucault réunissant des intellectuels israéliens et palestiniens dont les Temps modernes publieront les actes sous le titre "La paix maintenant ?"
   
  Des Mots au Nobel

Un enfant orphelin de père à onze mois, élevé par ses grands-parents maternels et sa mère – avec en toile de fonds l'Alsace occupée, la première guerre mondiale et la révolution russe –, un "petit bourgeois" doué et cabot dont la lecture et l'écriture sont les premiers compagnons de jeu, découvre, à l'occasion du remariage vécu comme une trahison de sa mère qui était aussi sa grande sœur et sa meilleure amie, la violence et sa laideur.
Alors que sa route croise celle des communistes, alors que Sartre se penche sur le sort d'Henri Martin et tente d'oublier la littérature pour devenir l'écrivain "en situations", le besoin de comprendre son enfance le conduit à commencer Jean sans terre, première version des Mots. Pendant des années, tout en continuant d'écrire des textes de circonstance, des écrits philosophiques, des plaidoyers politiques, il noircit des blocs entiers de pages où il entremêle à sa propre histoire celle de son époque. Le récit fut arrêté aux frontières des années d'enfance et les milliers de feuillets réécrits, raturés, furent ramenés à 253 pages, un petit chef-d'œuvre publié dans Les Temps modernes en 1963.
   
L'année suivante, le 22 octobre 1964, le prix Nobel de littérature est officiellement décerné à Jean-Paul Sartre, qui le refuse. Ce refus fait scandale et est diversement interprété, les uns ne voyant là qu'une manifestation d'orgueil, voire même un "coup" publicitaire, tandis que d'autres, sans doute plus proches du philosophe, approuvent son refus "de se laisser transformer en institution".