La construction du paysage
par Jean-Marie Baldner et Didier Mendibil

À la fin du XIXe siècle la géographie française devient une science du paysage. Pour s’affirmer dans ce domaine elle doit se positionner différemment des autres sciences de la nature et des artistes. Il en découle la construction progressive, d'une vision géographique du paysage qui, tout en conservant des liens avec ses origines esthétiques et picturales, cherchera durablement à s’en affranchir au XXe siècle.
 

Panoramas et perspectives

En parcourant dans tous les sens le terrain qu’il étudie, le géographe apprend comment il faut le regarder : à partir de la génération des élèves de Paul Vidal de la Blache (1845-1918), il cherche sur le terrain le point de vue d’où se révèle le mieux la vérité du paysage. Pour cela la vue doit être dégagée, étendue, ce qui implique souvent qu’elle soit dominante sinon panoramique, et orientée dans une direction qui souligne et exprime les structures internes du paysage. Le choix du point d’observation ou, à défaut, de la prise de vue est donc conditionné par l’angle d’ouverture de la vue et par l’orientation de l’axe optique.
ACTIVITÉ Comment sont construites les photographies de paysage
Certaines vues attestent d’une prédilection pour les vues panoramiques, parfois obtenues à partir de ballons dirigeables ou au prix de difficiles ascensions.
 
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Rechercher d'autres photos répondant aux mêmes critères. De nombreuses vues montrent assez clairement la volonté des photographes de construire leurs photographies autour d'une perspective le long de laquelle l'espace s'organise en profondeur. Parfois elle oriente directement le regard vers ce qui constitue l'intérêt principal de l'image : le drain sombre d'une photo de Remelé dans le désert désigne la grandeur étonnante d'un acacia dans ce milieu aride. D'autres fois, elle adopte la perspective oblique dont les peintres paysagistes ont largement répandu l'usage pictural depuis le milieu du XIXe siècle.
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Le plus souvent, c'est la perspective frontale, largement ouverte sur une voie artificielle ou naturelle qui oriente énergiquement la vision.
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Complétez les séries de photographies proposées en recherchant des images sur Gallica.
 
 
 

La transparence de la vue

Aspirant à devenir une science du paysage, la géographie est soucieuse de transparence dans la représentation du paysage.
Explorateurs et géographes prennent l’habitude d’adopter de préférence un cadrage cernant l’objectif visé, s’il s’agit d’un objet aux limites aussi précises qu’un bloc morainique tel que celui photographié par Aimé Civiale, ou bien un cadrage plus large mais plaçant au centre de l’image, par exemple ce hameau alpestre photographié par le même auteur en 1863.
Les prises de vues privilégient la partie centrale de l’image quel que soit le thème représenté. Ni trop proche ni trop éloigné de ce qui l’intéresse sur le terrain, le photographe y trouve la position de "bon témoin" que l’on attend de lui. Parfois, cette position du "bon témoin" est même signifiée ostensiblement par la présence d’un observateur au premier plan de l’échelle : il donne à la fois le point de prise de vue et l’échelle du paysage. 
Tout photographe de terrain cherche la bonne distance de l’objet ou du sujet que son cliché cherche à mettre en valeur. Les objectifs à focale variable favorisent ce choix et sa mise en œuvre. Quant aux recadrages ultérieurs de l’image devenus très facilement réalisables grâce à la technologie numérique contemporaine, ils peuvent améliorer, ou trahir, la volonté originale du photographe.
ACTIVITÉObserver comment le photographe privilégie la partie centrale de l'image.
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Chercher "la bonne distance" correspondant à tel ou tel objet ou bien "le bon cadrage" adapté à tel ou tel paysage, un exercice pratique intéressant et bien dans l'esprit de la photographie géographique.
 

L’encadrement du regard

Progressivement les géographes vont simplifier la composition des vues de paysages héritées de la tradition des arts graphiques et adopter le format "paysage" – un rectangle plus large que haut– en y marquant nettement trois parties horizontales parallèles. Dans un souci pédagogique de vulgarisation de la géographie par l’image, ils vont, dans la première moitié du XXe siècle, privilégier la partie médiane de l’image et, dans certains cas, le renforcement de la partie médiane.
À partir des années 1880-1890, la disparition progressive des détails anecdotiques du premier plan, habituelle dans les photographies et surtout les gravures (personnages, feuillages d’encadrement esthétique, parfois des animaux), commence à caractériser la façon "géographique" de regarder et représenter les paysages. De même, le redoublement esthétique du cadrage photographique par des éléments graphiques tels que des branches d’arbres, des rochers dressés ou des pylônes est jugé superflu et progressivement supprimé des publications spécialisées à la différence de nombreuses cartes postales.
ACTIVITÉObserver la répartition tripartite de l'image.
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Dans un livre de géographie, quelle proportion des paysages représentés, en dehors des photographies aériennes, obéit à la composition tripartite signalée ? Combien portent encore des formes esthétiques de redoublement du cadre ou des premiers plans anecdotiques ? Et dans un livre de présentation touristique d’une région ?
 

Théâtralisation et pittoresque

Si les géographes s'opposent au confinement des paysages dans le seul domaine artistique, les représentations du paysage restent toutefois, à la fin du XIXe siècle, construites selon les règles de composition artistique des gravures et structurées par une organisation quasi théâtrale de l'espace.
ACTIVITÉ  Observer la vue de Srinagar prise par Baker et Burke en 1868-1872 : la perspective diagonale donnée par l’orientation du cours d’eau est croisée par une grande diagonale claire qui coupe en deux l’encadrement végétal réparti de part et d’autre du pont. Celui-ci occupe le centre d’une composition dont la symétrie est renforcée par le reflet du pont dans l’eau. Deux personnages occupent la partie claire du premier plan tandis que, sur le pont, d’autres personnages donnent l’échelle et indiquent la profondeur de l’espace.
 Analyser la photographie du lac de Hakone prise par Béato en 1877 ou 1878. Elle rassemble de façon "typique" tous les ingrédients de la théâtralisation du paysage : une scène symétrique obtenue par le reflet dans l’eau, un doublement du cadre de la scène par des "coulisses" arborées, des personnages anecdotiques dans un coin du premier plan, des détails donnant l’échelle et la profondeur de tous les plans, un jeu complexe de contrastes lumineux : tels sont les secrets formels de sa beauté plastique.
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 Montrer comment la mise en scène des mêmes ingrédients se retrouve dans d’autres belles images de la collection qui sont toutes plus ou moins tripartites, contrastées, symétriques et reflétées. Plus d’une fois on retrouve, en les observant, l’application des mêmes principes que ceux mobilisés par la mise en scène des jardins de Louis XIV à peine revisités par les paysagistes anglais du XIXe siècle.
 À l’aide des clés de lecture indiquées dans l’analyse du tableau de Béato (symétrie avec ou sans reflet, contrastes lumineux parfois diagonalisés, anecdotes du premier plan, redoublement du cadre, détails peuplant chaque plan, perspective centrale ouverte, etc.) on peut analyser la composition de paysages représentés par des gravures, des tableaux et des photographies de toutes époques.
La mise en scène du monde est devenue la principale finalité d’un nouveau système iconographique associant de nombreux acteurs différents.
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